Sur l’île désenchantée

NOUVELLES «Eclairs de chaleur» mêle gaieté et brutalité, humour et mélancolie, prenant souvent le point de vue d’un enfant. Entre lyrisme et oralité, Olive Senior y déploie un verbe virtuose métissé d’accents jamaïcains.

 

Benjy rêve d’un sorbet depuis deux ans. «Pense à ton plus beau rêve», lui avait dit sa sœur. «Penses-y en couleurs, avait-elle dit, en rose et en mauve et en vert. Et imagine qu’il a des bords. Puis imagine que tu es en train de le lécher lentement autour tout autour sur les bords.» Pour le petit garçon, la glace a pris les dimensions d’un monde, elle s’est transformée en refuge merveilleux face à un père imprévisible, en attente aux proportions insupportables. Alors cette année-là, quand toute la famille descend de la montagne pour la Fête de la Récolte, Benjy compte bien réaliser son rêve. Tandis que, perdu dans la foule, il surveille l’humeur de son père aux prises à des soucis d’adulte – lui achètera-t-il enfin ce sorbet? –, son désir et son désarroi prennent une intensité poignante. Et Olive Senior de faire monter la tension avec la virtuosité d’un maître du suspense, dans ce «Petit garçon qui aimait les sorbets», l’une des dix nouvelles qui composent Eclairs de chaleur (Summer Lightning, lauréat du Commonwealth Writers Prize en 1987).

Le recueil reflète la vaste palette de l’existence, dans sa diversité un peu folle et sa générosité, sa cruauté aussi. L’auteure jamaïcaine trempe en effet son pinceau dans les registres les plus divers pour exprimer les nuances de ses personnages, habitants des campagnes confrontés à la pauvreté, à l’abandon, à la violence, mais aussi à la beauté et à la force des liens. Elle manie autant le lyrisme que l’argot, dans un verbe métissé d’accents jamaïcains. Et si les dix nouvelles prennent dès lors des tons variés, elles restent liées par une sensibilité vive, des personnages souvent bouleversants et un regard singulier sur cette Jamaïque rurale, qui surgit à la fois grave et insolente, brutale et mélancolique, irrationnelle parfois, empreinte de magie enfantine.

 

ENCHANTER LE MONDE

Les enfants en sont d’ailleurs souvent les principaux protagonistes. Ainsi, dans «Eclairs de chaleur», qui donne son titre au recueil, un petit garçon s’est créé un univers bien à lui dans «la chambre du jardin», percée de dix jalousies vertes, où il s’abrite des éclairs. Mais sa solitude peuplée est troublée par un homme d’un certain âge venu s’installer dans la maison pour quelques semaines, et qui ravive d’inquiétants souvenirs chez le rasta Ras Justice, ami du garçon... Dans «Orange d’amour», une fillette imagine un fruit doté de pouvoirs contre son angoisse face à la mort et à l’immensité du monde. «Des jeudis sans nuages» montre la solitude de la petite Laura, recueillie par la famille riche de son père – les enfants naturels sont légion, dans ces familles nombreuses qui peuplent les villages des mornes. Laura, qui a troqué ses pieds nus et sa liberté contre des souliers et un carcan de bonnes manières, craint les jeudis, obligée de marcher jusqu’à l’école sous les nuages d’où se penche un dieu menaçant. Dans le savoureux «Est-ce que les anges portent des soutiens-gorge?», la trop vive Becka plonge l’archidiacre dans l’embarras en lui posant des colles sur les Evangiles. «Ballade» est le récit de la vie de Miss Rilla raconté par une petite fille qui aimait cette femme trop libre, au rire profond, mal considérée dans le village. Après le décès de son amie, la petite se sent «chouboulée-chouboulée»: «Plus personne pour me dire aucune chose.» C’est que les enfants sont bien seuls, dans ces maisons  où leurs questions sur la vie sont souvent accueillies par des taloches. Tentant de conjurer la rudesse des adultes, ils ajoutent au quotidien une dimension enchantée mais se heurtent aussi à sa tranchante réalité.

Si toutes les nouvelles ne mettent pas en scène des enfants, toutes sont traversées par un va-et-vient entre froideur des relations et éclairs de douceur, entre égoïsme et largesse, mesquinerie et courage, joie et violence, dans une danse de sentiments contradictoires qui donne au livre ses lignes de force. Olive Senior montre une grande tendresse envers ses personnages, qu’elle ne juge jamais. Et la traduction inventive de Christine Raguet rend justice à sa langue qui emprunte souvent à l’oralité et s’éloigne des canons classiques: loin de constituer un frein à la lecture, l’argot et les expressions jamaïcaines contribuent à donner vie à ce monde foisonnant et chaotique.

 

Olive Senior, Eclairs de chaleur et autres nouvelles, tr. de l’anglais par Christine Raguet, Ed. Zoé, coll. Ecrits d’ailleurs, 2011, 213 pp.

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