Une "envoûtante étrangeté"

Le recueil est sous-titré «Journal d’un enfant». Et ses brefs poèmes en prose ont de l’enfance la puissance d’évocation, la franchise du point de vue et l’intensité d’émotions sans fard. «La naïveté de l’enfant l’amène à accepter tout ce qu’il perçoit, sans le remettre en question, mais sans vraiment le comprendre non plus. Son monde se distingue ainsi par une étrangeté envoûtante», écrit avec justesse Daniel Rothenbühler dans sa préface au recueil. Cette tonalité traverse en effet Je sais juste que mon père a de grosses mains (Ich weiss nur, dass mein Vater grosse Hände hat), et contribue à la fascination qu’exerce sa langue. Francesco Micieli évoque ici son enfance en Italie alors que son père a émigré en Suisse alémanique, bientôt rejoint par sa mère – puis par lui-même en 1965. A sa parution en 1986, ce premier livre faisait de Micieli le précurseur des écrivains issus de l’immigration, dont l’univers témoigne de cultures plurielles.

Résidant aujourd’hui à Berne, l’auteur appartient à la communauté des Arbresh, des Italiens de langue albanaise qui ont fui le joug des Ottomans il y a des siècles et conservé leur langue et leur culture en Italie. Enfant, il fait ainsi l’expérience de l’étrangeté dans son propre pays, en découvre que Dieu et les autorités ne parlent pas sa langue, comme il l’écrit dans Je sais juste que mon père a de grosses mains: «L’albanais n’est pas une langue, / dit le maître. / Il ne parle qu’italien. / Personne ne nous comprend. / Maintenant je comprends pourquoi mes parents / ne sont pas compris à l’étranger.»

Ecrit en allemand, Je sais juste que mon père... porte cette étrangeté fondamentale jusque dans son titre: l’enfant ne connaît plus son père parti travailler derrière les montagnes. Les poèmes disent en phrases lapidaires, qui touchent juste, la douleur de l’enfant abandonné. «A Noël, nous jouons l’histoire / de Jésus. / Ses parents aussi ont émigré. / Mais ils l’ont emmené avec eux.» Sauf que quand les parents reviennent, ils sont devenus lointains et l’enfant ne veut pas les accompagner dans le pays froid. «C’est un pays sans grand-mère / et sans tante. / On est seul.» C’est là le déchirant paradoxe de tous les émigrés, nostalgiques d’une terre d’origine à jamais disparue et étrangers dans le pays d’accueil – «déterritorialisés». La langue pourrait-elle être un nouveau point d’ancrage? Pas sûr.

Pour tenter de saisir cette étrangeté fondamentale, Micieli cisèle des textes brefs et denses qui surgissent comme une respiration entre deux plages de silence. Mis bout à bout, ils forment un long poème en prose traversé de fragments narratifs. Dans la mise en page, le blanc prend plus de place que le texte: il est ce qui, dans la traduction de l’expérience en mots, «reste intraduisible, ce qui résiste aussi à sa transposition en narration continue», écrit encore Daniel Rothenbühler. Impossible de tracer une histoire cohérente du déracinement, qui restera fragmentaire. Mais cette fragmentation possède ici une densité rare, une grande puissance évocatrice et poétique.

Je sais juste que mon père... est le premier recueil d’une trilogie qui retrace la trajectoire de l’auteur et de sa famille. Les deux prochains titres, Le Rire des moutons (1989) et Mon Voyage en Italie (1996), paraîtront en un seul volume l’automne prochain dans une traduction de Christian Viredaz. Micieli est également l’auteur de livrets d’opéras, de pièces de théâtre, et d’essais consacrés au thème de la migration et de la littérature qui en témoigne.

Francesco Micieli, "Je sais juste que mon père a de grosses mains", Ed. d'en bas, 2011.

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