Chassé-croisé à Chicago

ALLEMAGNE Dans le polyphonique «C’était pas ma faute», Kristof Magnusson orchestre l’improbable rencontre entre un jeune trader, une traductrice et un grand auteur américain, tous trois aux abois. Efficace.

 

Un jeune trader, une traductrice solitaire et sans le sou, un grand écrivain de Chicago bientôt Prix Pulitzer pour la seconde fois: a priori, ces trois-là n’auraient jamais dû se rencontrer. Mais Kristof Magnusson organise leur chassé-croisé et leur surprenant face-à-face avec finesse et un humour subtil, dans un roman polyphonique qui sait ménager son suspense. C’était pas ma faute alterne leurs points de vue pour plonger à la fois dans les arcanes des relations intimes, de la haute finance et des enjeux de la création – amour, argent et littérature, trois ingrédients dont le jeune auteur islando-allemand sait exploiter le potentiel dramatique. Ajoutons à cela une construction romanesque soignée, une écriture fluide et un vrai talent de conteur: c’est avec un plaisir candide qu’on se laisse entraîner par ces narrateurs tour à tour magnifiques et pathétiques, qui partagent une même solitude derrière leurs différences et sont englués dans une même fuite en avant.

 

TRADER EN HEROS TRAGIQUE

C’est Jasper Lüdemann, jeune trader d’origine allemande, qui ouvre les feux. Il vient d’être nommé à la salle des marchés de la banque Rutherford & Gold, à Chicago: une promotion qui récompense ses quinze heures de travail quotidien au back office et brille à ses yeux comme le premier pas d’une carrière qu’il rêve fulgurante. Il espère aussi un peu de temps pour une vie privée. En tentant de camoufler l’erreur d’un collègue, il est entraîné dans une spirale vertigineuse qui le pousse à dissimuler des opérations de plus en plus risquées à coups de millions virtuels... Kristof Magnusson dévoile de façon vivante les mécanismes qui régissent le marché et les cours de la bourse, entrant de plain-pied dans l’univers des subprimes et des paris douteux: loin d’être ennuyeux, ce monde régi par les chiffres n’apparaît pas plus rationnel que celui de la littérature, ni moins émotionnel. Et le jeune trader de prendre des allures de héros tragique, lui qui danse au-dessus des abîmes avec, en arrière-plan, la possibilité omniprésente de la chute.

Il y a ensuite Meike Urbanski, traductrice en allemand d’Henry LaMarck, auteur génial de best-sellers. Elle attend son prochain manuscrit annoncé comme le «roman du siècle», mais sa boîte aux lettres reste aussi désespérément vide que sa maison délabrée et glacée. Elle a en effet quitté son compagnon artiste, ses amis devenus bobos et son quartier berlinois branché, qu’elle ne supportait plus, pour l’isolement d’une campagne balayée par la pluie et le vent – le «climat vivifiant» du nord de l’Allemagne. Meike se sent étrangère, inadaptée, nostalgique d’un lieu qu’elle ne connaît pas. Et se demande si elle est normale, alors qu’elle erre seule dans une Chicago hivernale: elle a décidé de venir chercher elle-même ce fameux manuscrit qu’Henry LaMarck tarde à livrer, menaçant sa survie économique. Elle ne se doute pas qu’elle est sa bête noire depuis qu’elle lui a écrit pour clarifier certains points, ses questions pointant alors les incohérences et les faiblesses de ses romans...

L’écrivain, lui, se terre à l’hôtel, tiraillé par l’angoisse. C’est que le séduisant sexagénaire n’a pas écrit une ligne de son fameux chef-d’œuvre inspiré du 11-Septembre, annoncé par bravade sur un plateau télé face à Elton John. Mais un déclic se produit lorsqu’il voit une photo de Jasper devant le cours d’une action en chute, dans les pages financières du Chicago Tribune. «Un banquier désespéré – symbole parfait du monde qui s’était fait attaquer le 11 septembre! C’était ainsi qu’il fallait que j’écrive mon roman du siècle: depuis l’intérieur même du système.» Et de se lancer à sa recherche...  

L’étau se resserre autour de Jasper, qui fait une cour maladroite à Meike; la précarité croissante de sa situation fragilise la jeune femme qui méprise le banquier; Henry retrouve le goût de vivre et d’écrire en tombant amoureux de son business boy désespéré, mais semble avoir épuisé son inspiration... Kristof Magnusson avance ainsi ses personnages comme des pions sur l’échiquier de sa narration, avec jubilation, en prenant son temps, dans une mécanique bien huilée qui se déploie efficacement.

 

SOLITUDES URBAINES

Né à Hambourg en 1976, organiste de formation, Magnusson a effectué son service civil auprès des sans-abri de New York puis étudié à l’Institut littéraire de Leipzig et à l’université de Reykjavik, avant de s’installer à Berlin où il vit de sa plume et de ses traductions de l’islandais. C’était pas ma faute, son deuxième roman après Retour à Reykjavik (Gaïa, 2008), a été adapté pour la scène à Bâle, et Magnusson est également l’auteur de Crèche pour homme (2005), comédie représentée dans plus d’une trentaine de théâtres berlinois. On peut s’amuser à retrouver certains échos de sa biographie dans C’était pas ma faute: un intérêt pour les enjeux de la traduction et de la création, une curiosité envers les rouages du monde – ici de la finance –, un mouvement entre l’Allemagne et les Etats-Unis, un goût certain pour les dialogues ainsi qu’une fibre musicale qui se répercute dans l’équilibre et le rythme inhérents à l’architecture du roman.

Car en s’immergeant tour à tour dans ces trois subjectivités, Magnusson crée un jeu d’échos et de points de vue en résonance dont le contraste est souvent générateur d’humour. Ce dispositif lui permet par ailleurs de dépeindre un monde tout en nuances où les préjugés des uns et des autres trahissent surtout leur vulnérabilité, où chacun affronte au fond la même déchirante solitude, dans une société technologique au tempo effréné qui exige de produire toujours plus pour exister. Et si le chef-d’œuvre de LaMarck, Sous l’érable, met en scène des personnages qui ne cessent de s’éviter et de se manquer, dans C’était pas ma faute l’amour finira par les trouver: l’intrigue bascule dans un finale plein d’espoir, où l’amour et la solidarité triomphent des froids égoïsmes, des peurs et des plans de carrière.

 

Kristof Magnusson, C’était pas ma faute, traduit de l’allemand par Gaëlle Guicheney, Ed. Métailié, Paris, 2011, 268 pp.

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