Juste après la nuit

RECUEIL Dans son «Poème de la méthode», la Genevoise Sylviane Dupuis trace un «chemin de cendres» en quête d’une parole pour traverser le deuil. Lumineux.

 

Le recueil s’ouvre et s’achève par une citation du dictionnaire, posant d’emblée les textes qui le composent dans un faisceau plus vaste de relations. Entre la première définition – méthode: «recherche d’une voie, d’un chemin ou d’un passage» – et la dernière – outre: «pour indiquer ce qui est situé au-delà» –, les poèmes de Sylviane Dupuis creusent leur chemin de mots dans la nuit du deuil. En liminaire de son Poème de la méthode, elle écrit:

 «Où creuser – si ce n’est

à contre-jour:

anti-poème, viatique

fragile

pour traverser, encore une fois

traverser.»

Au fil de quatre parties, qui vont des camps et charniers du XXe siècle à la lumière filtrant des toiles noires de Pierre Soulages en passant par la mort de ses parents, les vers de Sylviane Dupuis sondent ainsi la perte et la violence pour mieux rejaillir, lumineux, par-delà l’obscur. Sobriété et clarté définissent cet impressionnant recueil, mûri pendant dix ans. La démarche est limpide, le rythme tendu; la concision et l’ellipse font naître des réseaux de sens d’autant plus puissants qu’ils ne sont pas formulés mais résonnent, de manière quasi physique, dans le corps du lecteur. Le poème vibre ainsi de tout ce qu’il ne dit pas mais qui se noue dans la scansion, le jeu d’échos et de relations entre les mots, entre les textes, entre les voix.

Car Sylviane Dupuis ouvre ses poèmes à d’autres paroles pour mieux trouver la sienne. Elle convie Paul Eluard – «Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses» –, le Beckett de L’Innommable – «Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant?» –, le Discours de la méthode de Descartes bien sûr; elle invite encore les toiles de Pierre Soulages et son «outrenoir» (auquel fait écho la vibration terrienne du lavis de Claire Nicole en couverture du livre), précipité pictural de sa propre poétique. Car chez Soulages, la lumière est «transmutée par le noir» dans une étrange alchimie:

«Murs

qu’un étagement de traits

soudain spiritualise.»

De même, c’est en sondant la nuit que la poétesse verra pointer la lumière «comme l’or dans la boue»:

«Ainsi

du poème:

ses mots, un volet clos

dans les interstices duquel passe

– invisiblement –

l’ouvert.»

Dans Poème de la méthode, la parole donne ainsi accès à la métamorphose, qui permet de passer outre – de dépasser la mort, et d’ouvrir à l’autre et à ce pressentiment d’une verticalité. Celle-ci se joue dans le corps et dans la matière même du langage, elle est une spiritualité où le religieux est à prendre dans son sens premier qui est d’être relié.

Le recueil débute ainsi par une première partie, «Tabula Rasa», qui dit l’expérience de l’horreur. Il y a Hiroshima, ce «poème inouï / de la désintégration / de l’humain». Birkenau et ces cendres qui «furent / corps / furent / cris / furent de l’esprit / éparpillé». Enfin, les charniers de l’après-guerre en Europe et au Rwanda. Pourtant, du fond de la haine et de la boue pousse malgré tout, «obscure et balbutiante», «une voix verticale / d’une douceur d’une violence telles / qu’on ne l’entend». Une voix féconde qui semble faire écho à ce vol d’oiseaux plus loin, «graines jetées dans l’air».

Dans «Viatiques», qui évoque la mort de ses parents, la poétesse attentive se tient face au visage qui s’éteint comme sur le seuil, immobile à la frontière entre deux mondes. «Qui / de toi ou de nous, désormais / habite l’envers des choses?» Sylviane Dupuis évoque alors la fin dans des vers bouleversants de justesse et de sobriété:

«Tu glisses, je

demeure

à l’orée tremblante de moi,

sourde encore à ce qui commence

de dressé dans les larmes:

double naissance inverse.»

Au bout de son chemin de mots, par lui et grâce à lui, après avoir passé par cette «réduction au désert de la langue et / du ciel», cette «calcination des vocables», la poétesse vit cette autre naissance qui est aussi celle d’une parole enfin trouvée, pacifiée, qui peut vibrer alors avec la beauté éphémère de l’instant incarnée par ces lucioles dans la mer nocturne.

 

Sylviane Dupuis, Poème de la méthode, Ed. Empreintes, 2011, 78 pp.

http://www.lecourrier.ch/juste_apres_la_nuit