Délicieux décalages

L’humour, en littérature, est chose subtile qui demande une certaine maîtrise dans l’art de la suggestion autant que dans celui de la subversion. Laurence Boissier y parvient à merveille au fil de textes pince-sans-rire aussi brefs qu’efficaces, traversés par un humour ravageur et tout en demi-teinte, qui naît d’un jeu avec les attentes du lecteur ainsi que d’un décalage entre le ton et le propos. Dans son Cahier des charges, l’auteure genevoise brosse ainsi un univers doux-amer, empreint d’une certaine douceur mais sous-tendu d’ironie où, l’air de rien, elle amorce des bombes: des traits inattendus et fulgurants, impertinents ou insolites, qui soudain surgissent pour donner du relief à une situation banale et insuffler dans le cadre un petit air de rébellion. Ecriture précise et finesse de la construction achèvent de ciseler ces récits singuliers. Ancrés dans des univers féminins, ils déclinent différents registres et s’emparent des clichés et autres idées reçues pour les laminer de façon décapante.

Il y a ainsi cette femme qui fréquente cours et stages divers où les hommes brillent par leur absence; cette autre qui fait du Parc des Bastions un terrain d’expériences sensuelles – de la chaise en cuir du café contre ses fesses nues au bassin du mur des Réformateurs où glissent les carpes, en passant par ces jeunes Anglais pâles aux lèvres fines; pour une troisième, c’est un rendez-vous chez le dentiste qui s’avère troublant; ailleurs, on embarque pour une visite méthodique de différentes salles de bains et leurs usages variés, plus loin ce sont les appartements d’un même immeuble vus sous l’angle des amants par étage...

Laurence Boissier joue souvent des contraintes formelles pour mieux les détourner, la subversion naissant alors du décalage entre forme tenue et contenu non conforme. Ainsi ce procès-verbal du secteur Recherche et Développement de la société Equival SA: c’est dans la forme austère du PV que sont relatés les arguments de chacun pour et contre l’idée de la selle à ajout, destinée à la morphologie féminine – extérieure et intérieure... Autant de pas de côté hors des convenances et de chutes surprenantes qui n’empêchent pas, ailleurs, un ton plus grave pour dire avec poésie la solitude d’un petit garçon ou la tendresse d’une grand-mère.

 

LAURENCE BOISSIER, CAHIER DES CHARGES, ED. D’AUTRE PART, 2011, 131 PP.

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