SUISSE ROMANDE Nicolas Verdan, Joël Dicker et Arnaud Maret reviennent chacun sur la Seconde Guerre mondiale dans des récits prenants où les trajectoires intimes se heurtent à la violence de l’Histoire.

 

Hasard du calendrier ou air du temps? Ces derniers mois, trois jeunes écrivains romands ont exploré des facettes peu connues de la Seconde Guerre mondiale. Le Vaudois Nicolas Verdan s’attaque aux persécutions qui ont frappé les homosexuels sous le Troisième Reich dans Le Patient du docteur Hirschfeld, qui vient de recevoir l’un des Prix Schiller ainsi que le Prix du public de la RTS; le Genevois Joël Dicker évoque une branche cachée des services secrets britanniques dans Les Derniers jours de nos pères; le Valaisan Arnaud Maret signe une fiction plus intimiste avec Les Ecumes noires, où son jeune héros découvre le passé obscur de son père. Si les trois romans diffèrent dans le ton comme par les sujets abordés, tous allient travail d’enquête et plaisir de la fiction. Enfin, alors que les deux premiers se concentrent sur des faits réels assez peu documentés, laissant autant d’espace à leur imagination de romancier, la guerre est chez le troisième davantage une toile de fond à des questions existentielles sur la mémoire, la faute et la transmission.

LE CONTROLE DES SEXUALITES

Rage purificatrice, persécution des homosexuels et culte trouble du physique viril: Nicolas Verdan dépeint dans Le Patient du docteur Hirschfeld un régime nazi obsédé par le corps, fasciné par le désir et la mort. Porté par une écriture efficace et sans fioritures, le récit allie Histoire et énigme, fiction et réalité, éclairant avec subtilité la violence des pouvoirs quand ils se mêlent de contrôler les sexualités.

Verdan met en regard les époques et les points de vue, du Berlin des années 1930 au Tel-Aviv de 1958 où vit Karl Fein, ancien patient du docteur Magnus Hirschfeld. Ce dernier a fondé l’Institut des sciences sexuelles à Berlin, lieu pionnier dans le domaine de la recherche sur l’homosexualité, mis à sac par les nazis dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler après un autodafé de sa riche bibliothèque – scène terrible du roman où se mêlent sauvagerie et fascination sidérée. Dans leur traque des homosexuels autant que pour faire disparaître des preuves gênantes pour certains dignitaires du parti, les nazis tentent alors de mettre la main sur les listes des patients du médecin. En 1958, ce sera au tour du Mossad de les rechercher: sur les traces d’un ancien nazi, ses agents mettront Karl Fein à contribution.

Nicolas Verdan explore alors les barrières mouvantes de l’identité à travers une galerie de personnages complexes. De Karl Fein, juif et homosexuel qui ne veut plus être considéré comme un «patient», à l’androgyne agente du Mossad, en passant par l’officier nazi chargé de n’autoriser que les mariages garants de la pureté aryenne et qui s’avère au final fétichiste et peu clair sur son genre, l’auteur montre l’absurdité délirante à laquelle est vouée toute tentative d’enfermer les êtres dans des catégories. Et rappelle que le fameux paragraphe 175 du code pénal allemand réprimant l’homosexualité ne sera abrogé qu’en 1994.

Autre épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale, abordé par Joël Dicker dans son premier roman Les Derniers jours de nos pères: en 1940 à Londres, Winston Churchill crée une branche des services secrets chargée de mener des actions de sabotage et de renseignements sur le continent, à l’intérieur des lignes ennemies. Il s’agit du Special Operation Executive (SOE). Afin de passer inaperçus, ses membres sont recrutés parmi les populations locales. Joël Dicker raconte la formation puis l’action sur le terrain d’un groupe de jeunes volontaires français, se focalisant sur Pal qui a quitté Paris et son père pour gagner la Résistance. Recruté par les SOE, il suit en Angleterre la rude formation des services secrets. Face aux difficultés puis au danger qui les attendent, les élèves du groupe se lieront de manière très forte, petite communauté indissoluble soudée contre la violence et la peur. Pal y trouvera aussi l’amour. Devenu un excellent agent, envoyé sur le terrain, le héros fera pourtant une erreur fatale. C’est qu’il a le cœur brisé d’avoir abandonné son père veuf, auquel il n’a pas le droit de donner des nouvelles...

Les Derniers jours de nos pères tient du récit initiatique, qui voit ces très jeunes recrues devenir des adultes en découvrant la guerre et l’amour. Loyauté, culpabilité, questionnement sur le bien et le mal, sur ce qui fait les Hommes (avec une majuscule un peu pompeuse), sur les dettes des fils envers leurs pères... c’est tout ceci que brasse l’auteur dans cette fresque généreuse et bien documentée, riche épopée qui se lit avec plaisir. On regrettera cependant une tendance à l’emphase qui dessert parfois le propos – certaines envolées lyriques, certains élans stéréotypés, un style aux accents étonnamment classiques. Reste que l’auteur né en 1985 signe un roman ambitieux, et l’un des premiers à évoquer les relations entre la Résistance et la Grande-Bretagne de Churchill.

TRAGEDIE INTIME

On pourrait faire le même reproche de lyrisme exagéré, parfois à la limite du poncif, à Arnaud Maret, jeune Valaisan né en 1986. Force est pourtant de reconnaître ici aussi l’ambition des Ecumes noires, qui tient de la saga familiale et du roman d’apprentissage, étalé sur plusieurs années. En 1989, Julien, jeune professeur à l’université de Fribourg, apprend que son père – qui l’a élevé seul – a été assassiné dans sa villa au sud de Munich. Au fil de l’enquête, où les soupçons se dirigent d’abord sur lui, il va découvrir un pan insoupçonné du passé de son père. Des découvertes qui remettent en question sa vision du monde et de lui-même.

Le roman brasse avec sensibilité drame historique et tragédie intime, passé et présent, questionnement sur les fautes paternelles et le poids de l’héritage. Les états d’âme du héros auraient gagnés à davantage de sobriété: on a de la peine à croire à sa posture désabusée, à son cynisme absolu et un brin ostentatoire quand il déclare sa vie finie et l’amour envolé pour toujours, alors qu’il n’a pas 30 ans... Saluons pourtant une construction impeccable, la maîtrise du rythme et la grande richesse thématique de ce premier roman. Prometteur.

 

Nicolas Verdan, Le Patient du docteur Hirschfeld, Ed. Bernard Campiche, 2011, 292 pp.

Joël Dicker, Les Derniers jours de nos pères, Ed. de Fallois - L’Age d’Homme, 2012, 333 pp.

Arnaud Maret, Les Ecumes noires, Ed. de L’Aire, 2011, 499 pp.

http://www.lecourrier.ch/le_desir_et_la_mort