Dérapages contrôlés

LOUIS WOLFSON L’auteur du «Schizo et les langues» relate la maladie de sa mère dans un livre saisissant.

 

La mort de Rose, sa mère, peut être exprimée en français de façon «presque parfaitement allitérative», s’étonne Louis Wolfson. La formulation de ses causes et conditions donne en effet un résultat aussi improbable qu’une combinaison gagnante à la loterie: Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan. C’est donc sous ce titre que l’auteur du Schizo et les langues fait le récit d’une mort annoncée, des premiers signes de la maladie en octobre 1975 à cette nuit de mai 1977. Un compte à rebours de seize mois où les paris hippiques de Wolfson, au début omniprésents, laissent peu à peu place à la progression dramatique de la maladie, scandée par des fragments des carnets de sa mère – rendez-vous chez les médecins, symptômes, frais de taxi, etc. Ecrit à Montréal sept ans après les faits et publié par les Editions Navarin en 1984 («Jacques Lacan et compagnie», glisse Wolfson), Ma mère, musicienne... était épuisé. Il sort aujourd’hui chez Attila dans une version revue et augmentée par l’auteur, qui y a retravaillé entre fin 2011 et début 2012, ajoutant commentaires et allusions à des événements politiques récents.

Langue insurrectionnelle

Pas surprenant que cette dimension allitérative ait frappé Louis Wolfson, auteur américain schizophrène et phobique de l’anglais: pour ne pas laisser les mots honnis le pénétrer, il a inventé un système de traduction simultanée qui les transforme instantanément en leur équivalent allemand, russe, français ou hébreu selon des règles complexes de sens et de sonorités (lire ci-après). C’est ainsi en français qu’il a écrit Le Schizo et les langues, tout comme Ma mère, musicienne... Mais un français un peu hors de lui, mâtiné de tournures anglaises, étrange par son usage des temps, haché de parenthèses, d’incises et d’exclamations.

C’est d’abord ce qui fascine, dans Ma mère, musicienne... : une énergie singulière traverse cette langue déroutante, déroutée, où les phrases dérapent comme l’esprit de leur auteur, en permanente insurrection. Le texte est traversé d’une ironie douloureuse, froide et véhémente à la fois, alliage inédit de férocité et d’humour, de précision toute chirurgicale et de délire. La syntaxe tordue fait écho aux tensions qui traversent le récit, tissé de télescopages: ici la violence côtoie le grotesque, la souffrance de sa mère ses altercations avec le corps médical, le tragique de la situation se trouve entrecoupé par la profération frénétique du «mot magique» lavement (en anglais, enema), et Wolfson juxtapose l’angoisse de l’hôpital aux hippodromes de banlieue où il base ses paris sur des martingales délirantes (dans son monde chargé de signes, tout fait sens), tandis que les récits abracadabrants de ses trajets en bus suivent les descriptions précises de la maladie...

Pour une euthanasie planétaire

La langue de Wolfson se fait sismographe des oscillations et variations de la pensée dans son mouvement paranoïaque, qui revient sans cesse aux mêmes motifs, transe obsessionnelle entre litanies angoissées et digressions inattendues: les courses de «canassons» qui engloutissent sa pension d’invalide, la phobie de l’anglais et de la nourriture, les diatribes contre le conducteur de bus noir qui refuse de l’amener où il veut, contre les juifs (lui-même est juif), les politiciens, son beau-père, le corps médical – médecins «poisson visqueux» ou «salopard sépharade», infirmières «qui vous violent analement, rectalement, et ça, impunément»... Le monde extérieur est hostile, sa solitude immense, et Wolfson relate le chemin de sa mère vers la mort sans montrer d’émotion. On aurait tort pourtant d’y lire de l’indifférence: l’abandon des courses, ses lectures sur le cancer et ses recherches de thérapies alternatives, son espoir d’un miracle, disent le contraire.

Le tout est sous-tendu par la préoccupation de la fin: l’agonie de sa mère, bien sûr, mais aussi sa perception de lui-même en cadavre vivant qui se traîne dans les couloirs de l’hôpital, et ses appels récurrents à une euthanasie planétaire. Pour Wolfson, seul un cataclysme thermonucléaire pourra mettre un terme à cette planète atteinte elle-même d’un cancer irrémédiable, et anéantir enfin l’espèce humaine, sa souffrance, son absurde existence. Il précise d’ailleurs que Ma mère, musicienne... a «un double titre et deux auteurs: Exterminez l’Amérique, par Rose Minarski & Louis Wolfson». Et écrit en exergue: «Les Grecs disaient que le plus grand bonheur qui puisse échoir à un homme, c’est de ne pas être né. – Nous avons eu la poisse.» Une phrase reprise ailleurs en écho, qui se lit encore en filigrane dans une scène où Wolfson regarde ce corps détruit d’où il a la conscience aiguë d’être sorti. Le cancer de sa mère n’a-t-il pas commencé dans l’utérus, où lui-même «a commencé aussi»?

Fin de la douleur

Pour dire le choc de cette disparition et la fin de quarante ans de tutelle et de vie partagée, Wolfson livre donc un récit distant mais poignant où filtre la conscience de sa folie et de sa marginalité. Le jour de la mort de Rose, il fait l’éphéméride de ce 18 mai, notamment jour anniversaire du futur pape polonais Karol Wojtyla, «incapable de comprendre le sens profond de l’Apocalypse, XXE, 4, que revoici: ...et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont disparu». Tout comme la planète, précise-t-il, regrettant dans cette dernière page fulgurante que l’euthanasie thermonucléaire n’ait pas eu lieu cette même nuit du 18 mai. En revanche, ses lignes haletantes à la syntaxe éclatée explosent dans tous les sens pour dire la fin, magistralement.

 

Le cas Wolfson

Né en 1931 à New York, Louis Wolfson a été diagnostiqué schizophrène très jeune. Adolescent, sa mère le place dans divers instituts psychiatriques où il subit électrochocs et traitements chimiques. De ces internements, il gardera une méfiance envers l’espère humaine et une haine radicale de sa langue maternelle, dont il refuse dorénavant l’usage. Pour ne pas l’entendre, il apprend le français, le russe, l’allemand, l’hébreu, l’espagnol, et porte en permanence des écouteurs «stéthoscopiques» enfoncés dans les oreilles, branchés à un magnétophone miniature où il écoute des cassettes ou la radio en langues étrangères.

Surtout, il développe un système pour traduire simultanément les mots anglais en des langues acceptables, selon une logique sophistiquée qui suit des règles de son et de sens. Mélange de contrôle et d’angoisse qui distord la langue, signe d’une souffrance intense, cette traduction simultanée transforme l’anglais en un sabir construit de différents idiomes.

En 1963, Wolfson envoie à Gallimard un manuscrit dans lequel il expose, en français, les principes de son système de conversion linguistique. Le texte fascine Raymond Queneau puis J.B. Pontalis, par son contenu mais aussi sa langue hors norme, virulente, éclatée. Pontalis publiera le texte dans sa nouvelle collection Connaissance de l’inconscient, chez Gallimard, avec une préface de Gilles Deleuze. Le Schizo et les langues connaît un immense succès. Après Deleuze, nombreux sont les auteurs qui écriront sur Wolfson, de Foucault à Cusset en passant par Auster ou Le Clézio. «Ici toutes les lois de l’équilibre sont rompues», note ce dernier. Leurs textes, brillants, ont été réunis en 2009 dans Le Dossier Wolfson.    

 

Louis Wolfson, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au Mouroir Memorial à Manhattan, Ed. Attila, 2012, 301 pp.

 

A lire aussi.

• Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, préface de Gilles Deleuze, Ed. Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 1970, 268 pp.

Le Dossier Wolfson, avec notamment des textes de J.-B. Pontalis, Raymond Queneau, Paul Auster, J.M.G. Le Clézio, Michel Foucault, Piera Aulagnier, François Cusset, Ed. L’Arbalète-Gallimard, 2009, 190 pp.

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