Se délester de la mémoire

Sarcasme et douleur forment un mélange détonnant dans Un Juif tout à fait ordinaire, de l’écrivain, dramaturge et metteur en scène d’origine zurichoise Charles Lewinsky. Sous-titré «Monologue d’un règlement de comptes», ce texte pour le théâtre oscille entre pamphlet et confession et se lit d’un souffle, suivant l’élan d’un narrateur qui réfléchit avec une verve révoltée à la difficulté d’être simplement un Allemand juif, aujourd’hui encore. «Nous avons tous reçu les mêmes mauvaises cartes de la part de l’histoire», dit Emanuel.

Le texte est sa réponse imaginaire à une lettre que lui a transmise la communauté juive d’Hambourg, qui a pensé à lui car il est journaliste et saura sans doute s’exprimer: dans le cadre d’un cours en sciences sociales, un professeur aborde avec sa classe la «question du judaïsme» et aimerait inviter un «concitoyen juif» à venir répondre aux questions des élèves. Ses formulations prudentes font bondir Emanuel, qui se lance dans une grinçante parodie: «‘Envoyez-nous en un’ vouliez-vous demander, ‘pour que les enfants voient ce que c’est. Il y a justement les espèces en voies de disparition au programme.’ (...) Vous avez les meilleures intentions du monde, Monsieur Gebhardt, et je ne peux pas supporter les gens dont l’intention est d’avoir les meilleures intentions du monde envers nous.»

Mais qui est ce nous? Là est la question, douloureuse et d’emblée mal posée, dont Emanuel tente de se dépêtrer. Dans son virulent monologue, il tente alors de décrypter les discours et dénouer les liens oppressants entre individu et communauté, vie intime et Histoire. Qui est-il censé être, tandis qu’on lui renvoie l’image de représentant d’une «communauté religieuse»? Comment être soi-même et non un spécimen? Peut-on se débarrasser du poids de la mémoire, et de celui de la honte? Que signifie être juif, quand on n’est pas croyant? Et pourquoi tient-il alors tellement à circoncire son fils?

L’auteur de Melnitz (Grasset, 2008) jamais ne ferme ce vaste questionnement. Il en révèle au contraire la richesse et la complexité au fil de cette adresse douloureuse et pleine d’humour, qui laisse la porte ouverte au doute et lutte contre les étiquettes. «Savez-vous ce qui sépare un philosémite d’un antisémite? demande Emanuel pour conclure. L’antisémite étrangle, le philosémite embrasse. Et les deux me coupent le souffle. (...) Pourquoi devrais-je aller là-bas? Pour me laisser embrasser? Non, cher Monsieur Gebhardt. Pause. Ou bien si?»

 

CHARLES LEWINSKY, UN JUIF TOUT A FAIT ORDINAIRE, TR. DE L’ALLEMAND PAR MARION SERRE, ED. DU TRICORNE, 2012, 75 PP.

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