Derrière le miroir

Le bateau glisse sur l’eau immobile, dans le paysage désertique de la Haute-Egypte, sous un soleil implacable. Direction: Abou Simbel et ses temples antiques sauvés des eaux lors de la construction du barrage d’Assouan. Le temps s’étire, suspendu, tout comme les vies des protagonistes de ce huis clos luxueux: dans cette vacance de quelques jours volée à leur quotidien se déploient leurs désirs, espoirs, attentes et souvenirs. Quatre d’entre eux vont se rencontrer ou se rater, tisser entre eux des liens réels ou imaginaires, tandis que la croisière déroule ses plages de lenteur et de vide dans la lumière aveuglante. Silvia Ricci Lempen leur donne la parole dans son quatrième roman, le polyphonique Croisière sur le Lac Nasser, qui vibre d’une atmosphère lourde et sensuelle.

Il y a Maria, belle et solaire, qui dirige un grand restaurant, venue se détendre flanquée de son amie Stéphanie. Celle-ci, amoureuse d’elle, s’avère un poids: elle l’a soutenue lors de sa rupture et supporte mal le désir de Maria pour le ténébreux Luis. Les deux fantasment une nuit brûlante, dans un jeu de regards et de tension prometteur: la voix de Luis fait ainsi écho à celle de Maria – l’animateur radio est sur le bateau avec sa femme, loin des enfants –, et les deux sont observateurs autant qu’observés par Charles-Etienne et Marlene, autres participants du groupe francophone. Eternel célibataire, fils mal aimé, Charles-Etienne se sent transparent et inadapté tandis qu’il traîne sa douloureuse solitude et son corps trop maigre sur le ponton. Marlene, veuve habitée de fantômes, lui oppose une solitude différente, tissée de violence et d’échecs. Les deux noueront une amitié étonnante, profonde.

Dans ce cadre hiératique, sous le regard sérieux du guide égyptien, Silvia Ricci Lempen fait s’entrechoquer des univers en mettant en écho perceptions intérieure et extérieure des protagonistes. Le récit se construit par bribes suivant le flux des pensées de chacun, leurs points de vue divers formant un kaléidoscope d’anecdotes et d’émotions qui joue sur une vaste palette de nuances pour dire la complexité des relations – paradoxales, cocasses, pathétiques et touchantes, si fragiles. L’auteure romande excelle à restituer ces voix dans leur singularité, leur rythme et tonalité reflétant alors les remous qui travaillent âmes et corps. Et derrière les surfaces lisses comme un miroir couvent des tempêtes, qui finiront par troubler ce calme immémorial.

  

SILVIA RICCI LEMPEN, UNE CROISIÈRE SUR LE LAC NASSER, ÉD. DE L’AIRE, 2012, 248 PP.

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