Fantasmes et souterrains

CATHERINE SAFONOFF Ecriture et désir amoureux ont partie liée dans «Le Mineur et le canari», qui évoque la relation entre une patiente et son psy. Magistral.

 

«De quoi parle votre livre?», lui demande le Docteur Ursus, psychiatre spécialisé en addictologie. «D’une septuagénaire qui s’amourache de son psy», écrit la narratrice dans son carnet une fois de retour chez elle. C’est ce fil rouge amoureux que déroule Catherine Safonoff dans Le Mineur et le canari, en 81 brefs chapitres où récit de la relation avec le médecin et anecdotes du quotidien s’enchaînent de manière fluide, par associations d’idées. L’auteure genevoise construit son texte à la manière d’une cure thérapeutique, les fragments juxtaposés finissant par tisser du sens sans jamais l’épuiser, dans une structure ouverte et dialogique: ce huitième roman s’avère un régal d’intelligence et de sensibilité, qui allie de façon presque miraculeuse légèreté et sens du burlesque, profondeur, authenticité et prise de risque.

C’est donc le médecin qui provoque le récit. Ou plutôt l’émotion amoureuse qu’il éveille chez la narratrice. Venue consulter pour un «problème de médicaments», elle est d’emblée ravie, littéralement, par le Docteur Ursus. Son allure, son crâne rasé, ses avant-bras soyeux et sa discrète élégance, la logique imparable de ses théories et les schémas qu’il dessine pour lui expliquer les comportements humains: tout l’enchante. Le cadre de la rencontre, qui interdit une relation intime réelle, autorise cet élan en toute sécurité. Les séances nourrissent ainsi le fantasme et se doublent d’écriture, le sentiment amoureux devenant déclencheur d’imaginaire, vecteur d’explorations profondes, fertile ferment littéraire.

ECRIRE, AIMER

A côté de ses émois pour le psychiatre, la narratrice évoque donc son quotidien: lectures, souvenirs, réflexions, rencontres, révoltes, s’articulent et entrent en résonance. Il y a la maison avec son jardin (central), la chatte grise, le petit garçon qu’elle aide à faire ses devoirs, les visites occasionnelles – parfois bienvenues, parfois ressenties comme des intrusions –, les trajets à vélo toujours, dans cette Genève aimée, et ses chutes – nombreuses, signifiantes, qu’elle amène à Ursus comme des offrandes. Catherine Safonoff construit ainsi par bribes une dynamique passionnante, intime, inépuisable, drôle et émouvante.

Vécue comme un dialogue ininterrompu qui prépare le prochain rendez-vous avec Ursus, l’écriture se conçoit en forme d’adresse, de relation. «C’est à l’écriture que je me drogue, réalisera plus tard la narratrice. Je me suis attachée à Ursus comme le client à son dealer. Je le voyais, recevais ma dose de présence, que l’écriture distillait dans les intervalles entre les séances.» Le titre du livre reflète ce lien: autrefois, les mineurs emportaient avec eux un canari en cage et s’il commençait à suffoquer ou s’il mourrait, c’était le signe que l’oxygène se faisait rare et qu’il fallait remonter. «La petite lumière que je suivrais», «l’oiseau ami, éclaireur des souterrains», c’est le psychiatre bien sûr. Mais aussi l’énergie du désir retrouvé, intrinsèquement lié à l’écriture. «Tomber amoureux est libre. Il suffit de trouver quelle forme donner à l’amour non requis. L’écriture s’est naturellement présentée.» Elle s’introduit où la narratrice n’a pas accès, elle «porte l’illusion, elle devient l’illusion. Tant que je peux écrire, j’aime, et tant que j’aime, j’écris.» La force de cet élan à la fois créateur et amoureux lui permettra aussi de transformer l’angoisse de vieillir, en lui donnant forme.

On devine l’auteure derrière la narratrice. D’autant qu’on retrouve, dans Le Mineur et le canari, des motifs et des personnages qui traversent ses précédents romans. Depuis La Part d’Esmée en 1977, Catherine Safonoff construit une œuvre singulière et forte qui joue avec les frontières de l’autobiographie – elle évoquait la relation à son père dans Comme avant Galilée (1993), à sa mère dans Autour de ma mère, (2007), à un dernier amour avec Au nord du Capitaine (2002), des figures qui parfois apparaissent dans Le Mineur et le canari. Si ses livres portent l’étiquette de «romans», c’est qu’elle y agence librement les fragments de sa vie, reconstruisant par l’écriture un «je» fluctuant, en perpétuel questionnement. De ses carnets alimentés chaque jour elle retient l’essentiel, chaque publication étant le précipité, intense et fragmentaire, d’années d’écriture. L’ensemble de cette œuvre rare et pudique a été récompensé par le prestigieux Prix quadriennal de la Ville de Genève en 2007, et son élaboration est souvent thématisée au cœur même des textes.

COMMENT FINIR?

Catherine Safonoff s’interroge par exemple sur la manière de finir: «La fin est toujours difficile à trouver. Il ne faut pas pousser le lecteur dans le vide», écrit-elle dans Le Mineur et le canari. Comment conclure une œuvre qui se nourrit du quotidien, où et pourquoi mettre le point final? «Mon improductivité traduit un recul devant l’acte de finir, note-t-elle encore. J’ai des tiroirs plein de commencements, certains assez longs.» Ici, le texte trouve naturellement sa résolution: sa fascination pour le Docteur Ursus s’émousse. «Le filon est épuisé, et par coïncidence je le suis également.» La magie s’est tarie, la voix désirante se tait, «la substance merveilleuse est devenue inerte».

Et l’auteure nous guide doucement vers la conclusion, au fil de plusieurs chapitres qui soudain sont datés – «Pâques 2012», mentionne le dernier. De fait, la fin du récit semble un compte à rebours: alors qu’on devinait le passage du temps au flux des saisons, il est à présent chiffré, scandé. Jour après jour, la narratrice sort de l’écriture comme par paliers, comme une remontée pas à pas des profondeurs de la mine, avant que l’air ne vienne à manquer. Et puis ces mots, qui mettent un terme au voyage: «Maintenant le plombier ouvre les fenêtres, ferme l’arrivée du gaz, mastique la fuite, et le mineur décroche la cage et remonte à l’air libre avec l’oiseau vivant.»

 

Catherine Safonoff, Le Mineur et le canari, Ed. Zoé, 2012,180 pp.

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