Un roman américain

THRILLER Le Genevois Joël Dicker mêle polar captivant, tableau des Etats-Unis des années 1975 à 2008 et réflexions sur l’écriture dans l’ambitieux «La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert», en lice pour le Goncourt.

 

Tout naît de l’envie d’écrire une véritable histoire; l’envie d’emporter le lecteur, de l’arracher à son quotidien. Rendre au livre une grande qualité qui lui manque parfois: un moment de plaisir.» C’est ainsi que Joël Dicker raconte, sur son site internet, la genèse de son deuxième roman après la fiction historique Les derniers jours de nos pères (lire Le Courrier du 5 avril 2012). Pari gagné. L’auteur né à Genève en 1985 a réussi un coup de maître: richesse des thématiques et des personnages, univers foisonnant et construction habile donnent une ampleur rare à La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Coédité par les éditions françaises de Fallois et lausannoises L’Age d’Homme, il est l’un des huit titres à faire partie de la deuxième sélection du Prix Goncourt; il figure également dans la première sélection du Prix Femina, du Prix Interallié, du Grand Prix de l’Académie française et du Prix Jean Giono, et s’est vu décerner en septembre le Prix de la Vocation de la Fondation Bleustein-Blanchet! Bref, c’est peu dire qu’il a emporté ses lecteurs.

De fait, La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert est un «roman américain» à la structure impeccable et un véritable page turner: une fois commencé, difficile de refermer ce pavé de 667 pages qui mêle polar haletant, réflexions sur l’écriture et tableau de l’Amérique des années 1975 à 2008. Pourquoi l’Amérique? Joël Dicker la connaît bien, qui passait enfant tous ses étés en Nouvelle-Angleterre puis y a beaucoup voyagé. Il s’est également «nourri» de littérature américaine – Philip Roth bien sûr (Marcus, le narrateur de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, est lui aussi né à Newark), ou encore Des Souris et des hommes de Steinbeck et La Ferme des animaux d’Orwell. «Deux livres résumant, pour moi, ce que devrait être la littérature: la puissance d’une histoire, le souffle d’une épopée, la force d’une introspection et l’intelligence d’une réflexion», écrit Joël Dicker. C’est fort de ces modèles et du conseil de feu Vladimir Dimitrijevic, directeur de L’Age d’Homme («Surtout, soyez ambitieux!»), qu’il s’est lancé dans son vaste roman américain.

REBONDISSEMENTS EN CASCADE

A la fois thriller et histoire d’amour, roman social et profession de foi littéraire, La Vérité... s’ouvre sur la panne d’inspiration de Marcus Goldman, «nouvelle coqueluche des lettres américaines». Son premier roman l’a propulsé au sommet: à pas même 30 ans, il est millionnaire et mène à New York une vie de star. Mais après une année de cette existence dorée, il n’a toujours pas écrit une ligne de son deuxième livre, attendu avec impatience par son éditeur qui a placé en lui beaucoup d’argent et d’espoir. Harcelé par son agent, désespéré, Marcus cherche un soutien auprès de Harry Quebert, l’un des écrivains les plus respectés du pays pour son chef-d’œuvre Les Origines du mal, qui a été son professeur à l’université et son mentor en écriture. Marcus passe ainsi quelques jours dans la maison de Harry au bord de la mer, dans la petite ville (fictive) d’Aurora.

Tout bascule quelques semaines plus tard: Harry est accusé d’avoir assassiné en 1975 Nola Kellergan, une jeune fille de 15 ans avec laquelle il a eu une liaison. On a retrouvé son corps enterré dans le jardin de sa propriété, avec le manuscrit des Origines du mal. Marcus abandonne tout et retourne à Aurora, bien décidé à prouver l’innocence de son ami contre lequel se déchaînent la presse et l’opinion publique. Il mènera son enquête. Et «l’affaire Quebert» deviendra son nouveau roman à succès...

Qui était réellement Nola Kellergan? Que s’est-il passé le soir de sa disparition, le 30 août 1975? Autour de cette scène inaugurale jamais vue en son entier, Joël Dicker multiplie les points de vue et les récits, laissant au cœur du roman un mystère que Marcus s’attache à éclairer. De rebondissements en révélations, il est vite dépassé par la tournure des événements. Pour son enquête, il plonge dans le quotidien de cette petite ville avec ses avenues bordées de coquettes maisons, le café Clark’s où Nola était serveuse et où Harry a écrit pour elle son chef-d’œuvre, l’église, la plage, la forêt... L’écriture très visuelle de Dicker fait surgir des tableaux – on pense à des scènes de Twin Peaks ou de films hollywoodiens, aux peintures d’Edward Hopper, autant d’archétypes d’un certain imaginaire américain. En fouillant les vies et le passé d’Aurora, Marcus déterre les secrets de la communauté et dénoue peu à peu un écheveau complexe. Il sera menacé, tandis que les soupçons pèseront alternativement sur chacun ou presque, de la serveuse Jenny, amoureuse de Harry, à sa mère l’ambitieuse Tamara, en passant par le chef de la police, le richissime M. Stern qui possède un tableau de Nola nue, ou encore son étrange chauffeur. Rumeurs et préjugés, jalousies et sentiments inavoués, hypocrisie, jeux de pouvoir, ambitions, rêves inaboutis: Joël Dicker brosse ici le portrait saisissant d’une communauté sur une génération.

On s’attache à ses personnages aux dimensions multiples. Nola, gentille fille rayonnante prête à se sacrifier par amour pour Harry, est heureuse de jouer en secret le rôle de la «femme de l’écrivain», à son service pour qu’il puisse se consacrer à son art – un rêve domestique passablement caricatural. Ses zones d’ombre lui donneront au final davantage d’épaisseur. Entre imposture et lâchetés, Harry lui-même cache des secrets. S’il est resté fidèle à Nola disparue, est-ce par amour véritable? Marcus ne s’épargne pas non plus: solitaire et célibataire, au grand dam de sa mère juive – leurs dialogues téléphoniques sont hilarants –, il vivait coincé dans la peur d’échouer, jusqu’à sa rencontre avec Harry. Qui lui apprendra à tomber, grâce à la boxe d’abord, combat que Dicker compare à l’écriture.

SUR L'ECRITURE

«Comment écrire en français un roman américain?» s’interrogeait l’auteur sur son site. «Il faut écrire comme les Américains. Ce sera un exercice de style amusant.» Il y a de fait peu à dire sur la langue elle-même. Elle est avant tout au service de l’intrigue, qui distille son suspense à un rythme soutenu. La Vérité... est en revanche remarquablement construit, ses diverses lignes de force se reflétant dans sa structure, qui agence avec brio les thèmes et la chronologie tout en intégrant par bribes les romans de Harry et de Marcus. L’ouvrage est divisé en trois parties, «La maladie des écrivains (8 mois avant la sortie du livre)», «La Guérison des écrivains (Rédaction du livre)», puis «Le Paradis des écrivains (Sortie du livre)»; elles organisent 31 chapitres numérotés en ordre décroissant, qui déclinent en ouverture les leçons d’écriture de Harry à Marcus. Derrière cette structure se lit le sujet central du roman: l’écriture. La Vérité... est un livre sur un livre sur un livre, une poupée russe remplie d’histoires et de personnages. Comment écrit-on un best-seller? Que signifie être un écrivain? Deux figures d’auteurs en proie aux affres de la page blanche y répondront à leur manière, tandis que Joël Dicker applique à merveille les leçons de Harry.

 

Joël Dicker, La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, Ed. de Fallois / L’Age d’Homme, 2012, 667 pp.

http://www.lecourrier.ch/jdicker

Lire aussi notre billet sur le "phénomène" Dicker à la rubrique "La vie des livres" sur ce site.