Hors normes

On reconnaît son écriture sensuelle, tendue, sa plume qui tricote des images étonnantes. Dans Les Lignes de la paume, son deuxième ouvrage après le roman L’Embrasure (Prix Schiller Découverte et Prix Dentan en 2011), Douna Loup a mis sa poésie au service d’une vie singulière: celle de Linda Naeff, grand-mère respectable qui, à 60 ans, découvre dans la peinture une voie pour s’exprimer. «Tu as quatre-vingt-cinq ans et tu trouves encore l’énergie d’exister si fort que ton appartement est entièrement empli de tes quelque quatre mille tableaux et innombrables sculptures.»

C’est par cette adresse que s’ouvre le livre: un «tu» intime qui marque à la fois la distance avec son sujet et la tendresse admirative que l’auteure lui porte; elle juxtapose à cette première voix celle de Linda, qui raconte en italiques son présent à Genève. A ce dialogue imaginaire, Douna Loup met en contrepoint ses propres réflexions et émotions suscitées par le travail pictural de la vieille dame et par leurs rencontres. «J’aimerais savoir le geste qui foudroie la peinture sur les supports variés de tes tableaux. Savoir quelle est la vitesse de ton pinceau lorsqu’il fracasse les couleurs sur la toile, qu’il déplie un visage en rage ou pose la pâleur dans un œil.»

Car Linda peint des «visages coups de gueule», «grimaçants, jamais souriants»: elle sublime sa colère en traits flamboyants, fait résonner ces parts d’elle-même «trop longtemps restées en sourdine», donne forme à sa liberté. «Mon feu avait enfin trouvé à devenir matière.»

Son histoire ressemble à celle de nombreuses femmes du XXe siècle. Née en 1926 en banlieue parisienne d’un père flic dans le Jura suisse et d’une mère héritière d’une marque d’horlogerie, Nelly Machat est la deuxième d’une fratrie de cinq filles – elle choisira le prénom de Linda après un traumatisme. Sa mère, orpheline, n’a pas «appris à aimer» et menace souvent de se tuer, dans un jeu terrifiant avec la fillette qui doit, à force de caresses et de mots d’amour, la dissuader de passer à l’acte. La famille est ballottée d’une maison à l’autre, de France en Suisse. Instituteurs vicieux, précarité matérielle et affective, guerre, privations, frustrations, séparations: les enfants trinquent plus souvent qu’à leur tour. Linda attend le jour où elle pourra laisser le lion rouge qui palpite dans son cœur d’enfant déployer toute sa puissance. Mais la réalité et ses obligations auront raison de l’énergie de sa révolte: elle sera coiffeuse, se mariera avec un fonctionnaire, aura deux filles et mènera une vie tranquille de femme au foyer. Jusqu’à ce qu’elle découvre cet atelier, dont le nom a tout déclenché: «Expression libre»...

Douna Loup tresse leurs deux voix comme différents fils, avec finesse, dans une langue qui chante et frôle souvent l’étrange, attentive à la matière du monde et à ses couleurs. «Dans ces pages rien n’est inventé et tout est inventé... comme chaque vie qui se dit, qui s’écrit, qui peint ses propres ombres à la lumières des années portées sur les lignes», écrit l’auteure genevoise en post-scriptum. Les Lignes de ta paume est au final le portrait vibrant de justesse d’une artiste hors normes, dont l’inventivité des techniques et des sujets fait écho à sa liberté d’être et de penser.  

 

DOUNA LOUP, LES LIGNES DE TA PAUME, ED. MERCURE DE FRANCE, 2012, 165 PP.

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