Loin de la terre d’enfance

Marie-Hélène Lafon est l’auteure d’une dizaine de romans et nouvelles ancrés dans un monde paysan qui peu à peu disparaît et qu’elle définit comme «insulaire»: depuis son premier livre publié, Le Soir du chien (Prix Renaudot des lycéens 2001), elle évoque un même lieu, le Cantal, où elle est née en 1962 et qu’elle a quitté pour suivre des études de lettres à Paris. Les Pays, son dernier titre, ne déroge pas à la règle: il met en scène le déracinement de Claire, fille de paysans partie étudier dans la capitale après quelques années d’internat religieux. Ce bref roman forme le dernier volet d’une trilogie entamée avec Les Derniers Indiens (Buchet-Chastel, 2008), qui racontait la vie et les drames de ceux restés au pays, suivi de L’Annonce (Buchet-Chastel, 2009), où s’esquissait la possibilité d’un avenir paysan heureux.

Dans Les Pays, il est donc question de ceux qui ont décidé de partir, et Marie-Hélène Lafon dépeint les années de ce passage entre deux mondes. Après une brève première partie montrant le père et ses deux enfants parachutés au Salon de l’agriculture de Paris, le cœur du roman se concentre sur les premiers pas de Claire dans la capitale où tout est neuf, du jargon des professeurs au tracé des rues. Elle doit être la meilleure, à la hauteur de la bourse obtenue: sérieuse, taiseuse, bosseuse, elle découvre Flaubert et le grec ancien, se fait des amies. Au fond d’elle palpite toujours le lieu englouti de l’enfance, cette terre paysanne belle et austère qui s’éloigne peu à peu dans le temps et l’espace – adulte et enseignante à Paris, elle y aura une résidence secondaire. C’est de fait tout un univers qui sombre: la vie est difficile pour les agriculteurs étouffés par les emprunts, les campagnes se vident, et le père de Claire a la conscience aiguë de faire partie des derniers.  

Quand le vieil homme vient lui rendre visite avec son neveu, dans une troisième partie poignante, leurs retrouvailles dévoilent à la fois l’irrémédiable éloignement de Claire et la permanence de sa terre en elle, de manière quasi physique. «Elle aurait deux corps, un pour la ville, un pour l’autre face du monde, et ça ne tiendrait pas seulement aux vêtements, à ce qui se laisse saisir d’un coup d’œil», songe-t-elle en rentrant chez elle après un séjour dans son «terrier des champs». Alors, pendant le trajet en métro, elle «laisse s’opérer la jonction entre les deux pays, les deux temps, les deux corps».

Aujourd’hui enseignante à Paris, Marie-Hélène Lafon vient de ce monde où entrer en littérature ne va pas de soi. «ça sépare, ça échappe. Je suis dans cette échappée, cette séparation du lieu d’origine sociale et culturelle», note-t-elle sur le site Ecrivains d’aujourd’hui. C’est dans cette distance qu’elle écrit, toujours «à la lisière», dans une tension qui est «l’apanage des transfuges sociaux» et s’avère constitutive de l’écriture. Elle qui se définit comme un «écrivain de sillon» écrit comme on laboure, fouillant inlassablement la terre de l’enfance et travaillant la langue comme un matériau. Il s’agit d’élaguer, dans un processus d’épure qui implique de lire et relire, ruminer, couper, tailler dans la matière, creuser le verbe jusqu’à l’os pour toucher à l’essentiel. Rien de superflu ici. A la ferme familiale, les mots ne disent que des choses utiles ou servent à parler des autres, jamais de soi: la langue des Pays est à cette image, rugueuse et ciselée à l’extrême, donnant corps à des personnages tout aussi peu verbeux qui s’incarnent par le geste et le corps.

En même temps que Les Pays paraît Album, un abécédaire amoureux: vingt-six belles proses poétiques pour dire en quelques pages l’enfance et ses paysages, de «Arbres» («La langue de l’arbre s’invente dans ses mille bouches feuillues») à «Vaches» («Les vaches ruminent. Moi aussi»).

 

Marie-Hélène Lafon, Les Pays, Ed. Buchet-Chastel, 2012, 203 pp. Album, ibid, 104 pp.

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