Vie et destins à fleur de bitume

ROMAN  Dans le savoureux «39 rue de Berne», son deuxième roman, Max Lobe décrit la réalité des Africains sans papiers à Genève et les sentiments contradictoires d’un jeune Noir homosexuel.

 

Place à la Genève interlope, celle des belles de la rue de Berne qui arpentent le bitume entre dealers, vendeurs de kebabs, sex-shops et pubs feutrés. C’est là que grandit le jeune Dipita, narrateur de 39 rue de Berne – il y vit avec Mbila, sa mère aux airs de princesse bantoue. Entouré par toutes ces filles joyeuses et généreuses qu’il considère comme ses «mères», qui participent à son éducation et discutent devant lui des ficelles du métier, le garçon passe une enfance heureuse et atypique: n’est-il pas fier de jouer pour Mbila les rôles d’associé, de chargé de communication et de psy, lui qui sait aussi bien garder les secrets que conseiller sur le choix d’une robe?

ENTRE SUISSE ET CAMEROUN 

Ce monde de la marge, à deux pas de la Genève clinquante des hôtels de luxe, est l’un des fils que tisse Max Lobe dans son deuxième roman; il l’entrelace aux souvenirs de Dipita qui évoque ses vacances au Cameroun et au récit de la trajectoire de Mbila, d’un quartier populaire de Douala aux trottoirs des Pâquis. Tout comme L’Enfant du miracle (Ed. des Sauvages, 2011), histoire d’un garçon né au cours d’une étrange cérémonie et pas tout à fait comme les autres, 39 rue de Berne navigue entre le Cameroun, où Max Lobe est né en 1986, et la Suisse, où il est venu étudier il y a huit ans. On y retrouve les thèmes de l’enfance et de l’entrée dans l’âge adulte, ainsi que la prise de conscience de l’homosexualité du héros, déclinée ici avec une éloquente simplicité. La question résonne avec une acuité d’autant plus sensible dans 39 rue de Berne quand on sait que l’homosexualité est un délit pénal au Cameroun – hasard du calendrier, on a appris cette semaine le lynchage d’un couple gay dans le nord du pays dimanche, et l’acquittement en appel de deux jeunes hommes condamnés à cinq ans de prison lundi...

Dipita, lui, était prêt à mettre fin à ses jours s’il était rejeté après sa «révélation», mais ses mères l’acceptent avec un tel naturel qu’il en reste abasourdi. C’est qu’il s’en veut d’avoir trahi deux promesses faites à son oncle aimé: «Ne sois jamais comme ces hommes blancs qui pleurent comme des femmes ou qui font des mauvaises choses avec des hommes comme eux», lui avait dit Démoney. Non seulement il est devenu comme ça, mais il ne peut aider sa famille au Cameroun, depuis la prison de Champ-Dollon où il croupit...

Car c’est de là que surgit le récit, de la solitude d’une cellule qui laisse au jeune homme toute latitude pour rêver et se souvenir. Max Lobe ne dévoile pas tout de suite ce contexte d’énonciation, ouvrant son roman par l’évocation des moments heureux à Douala, en vacances chez l’oncle Démoney. Et c’est bien plus tard encore qu’on apprend la raison de la condamnation de Dipita: le détour par d’autres histoires lui est nécessaire pour apprivoiser la sienne, trop douloureuse, et rendre justice à sa complexité.

On suit ainsi le narrateur à Douala sur les pas de sa tante qui vend au marché ses beignets de banane, on se délecte des récits terrifiants du cousin bavard Pitou-la-pie et des vitupérations de Démoney contre le régime corrompu, on est touché par ses envies de révolution et son rituel au soleil, symbole d’espoir et d’une vie meilleure. Quand sa sœur Mbila arrête l’école, se qualifiant elle-même de «bébête», l’oncle y verra une occasion de la confier aux mains des «Philanthropes-Bienfaiteurs» et de changer son destin et celui des siens: à 16 ans, elle sera envoyée à Paris avec un visa de danseuse, chargée des rêves de toute la famille.

DRAME ET LEGERETE

C’est la naïve et généreuse Mbila qui raconte sans fard à son fils le piège dans lequel elle est tombée. Leur voix alternent, tandis que se glisse entre ces histoires du passé le quotidien genevois du garçon, ses amitiés, la vie du quartier, ses premiers émois amoureux. Ainsi le drame côtoie le rire, passé et présent s’articulent en un tableau vif et animé, une toile sensible où prend forme l’image d’existences minuscules et courageuses.

Cette construction par petites touches distille dans la narration une légèreté à laquelle n’est pas étrangère la langue de Max Lobe. Le rythme est alerte, l’humour souvent savoureux, le style imagé et teinté d’expressions camerounaises. Les «vite-vite», «chaud-chaud» et autres adjectifs doublés, les «camions de haine dans le ventre», mettre un «caleçon sur la bouche» (se taire), ou encore ces «choses compliquées-là», «ça-là», etc., mais aussi les mots en bassa, contribuent à colorer une prose fluide et expressive, qui sonne juste. Malgré la dimension tragique de l’histoire, la musique de 39 rue de Berne vibre d’accords chauds et enjoués et l’espoir ne meurt jamais.

 

Max Lobe, 39, rue de Berne, Ed. Zoé, 2013, pp.

http://www.lecourrier.ch/39ruedeberne