Des terres et des rêves

ROMAN Jean-Pierre Rochat raconte l’amitié entre un paysan et un écrivain célèbre qui vient de décéder. Questions existentielles et quotidien prosaïque façonnent ce récit porté par une prose libre et vagabonde.

 

«Pour écrire un roman il faut être tellement souffrant que je n’y arriverai jamais. Horriblement seul. Pour la fiction, pas une petite branlette de fiction, non, pour avoir le souffle de traverser mille millions de paysages intérieurs», dit le narrateur de L’Ecrivain suisse allemand au tout début du roman. C’est qu’il est pétri de doutes et de désir d’écrire, ce paysan de montagne qui accueille chaque année, depuis trente ans, son ami alémanique. Pendant quelques semaines, le célèbre auteur pose ses valises dans la caravane installée sous la ferme, dans le pâturage du haut avec «vue sur la terre entière». De retour de ses voyages à travers le monde, il y cherche une sorte de sagesse qu’il croit trouver chez le paysan – et que celui-ci réfute, taiseux et ironique. «A l’apogée de la pensée subtile il y a un univers de silence, et je crains d’avoir davantage plu à l’écrivain par mes silences que par mes déclarations.»

Entre le nomade et le sédentaire, l’homme à femmes et le mari fidèle, le rêveur et le terrien s’est nouée une admiration réciproque, racontée ici du point de vue du paysan. Car le roman de Jean-Pierre Rochat – lui-même paysan dans le Jura bernois – s’ouvre par la mort de l’écrivain suisse allemand. Réveillé en pleine nuit par sa jeune veuve qui lui annonce la nouvelle, le narrateur entrelace dès lors le récit de l’enterrement à celui de ses souvenirs avec l’écrivain et de son présent à la ferme – les saisons, la traite, le fromage et les foins qui n’attendent pas, le mulet têtu.

LITTERATURE ET LIBERTE

L’enterrement est le pivot du roman – «mais il n’y a pas de roman, il n’y a que des gens» –, raconté à différentes reprises. Y défilent le gratin de la culture et toutes les compagnes de l’écrivain suisse allemand, belles et mondaines. Erotisme et écriture semblent avoir partie liée; il débarquait chaque année chez le paysan avec une partenaire très éprise – il avait le don de susciter l’amour, nous dit le narrateur, qui rêve en lisant son Guide des plus belles plages peuplé de naïades dévêtues. Etre présenté comme «l’ami» de l’écrivain lui confère une certaine aura; il sera entraîné par la jeune veuve dans une escapade alsacienne qui finira dans son lit, unique incartade à sa fidélité conjugale. Son épouse, elle, vit avec sa sœur dans la ferme du bas – les deux sont fortes, travailleuses, terre-à-terre et n’ont pas la langue dans leur poche. Quant à la biographe de l’écrivain, elle monte au pâturage pleine de questions, d’attentes.

Le thème de l’écriture traverse le roman, vue comme exigence, quête, appel, liberté, mais aussi maladie. Le paysan – non croyant – voit en l’écrivain «un envoyé de Dieu pour m’ouvrir l’esprit». C’est qu’il en a besoin, confesse-t-il, coincé dans ses terres avec ses soucis de bêtes et de prés. «C’était bien mais putain il manquait quelque chose pour relever le goût du temps qui passe. Avec l’écrivain on se sentait vivre différemment, il était le révélateur de gestes coutumiers tombés dans l’inconscient depuis longtemps.» Pourtant il se sent libre, bien qu’ancré à sa terre, se revendique «nomade local», qui se déplace d’un pré à l’autre – certains sont loin, on y va rarement, on y arrive avec un sentiment de «souffle nouveau». Où commence vraiment l’aventure?

Il peine à l’expliquer à cet écrivain extraverti qui vient faire chez lui «le plein de sagesse en introspection» et lui redonne l’envie de lire – il l’avait oubliée, pris par son apprentissage de boucher charcutier et son initiation érotique avec la femme du patron, puis par le travail à la ferme familiale. Le paysan a soif de rattraper le temps perdu, lire tous ces livres «mal éduqués qui vous sautent aux yeux» dans la librairie, ces volumes vastes et insoumis.

Encouragé par l’écrivain, il veut à la fois imiter et se distinguer. Mais pour raconter quelles histoires? «Et la matière, moi qui ne connais que des histoires de vêlage ou de tempête dans la neige qui tournent bien ou mal dans la nuit, des histoires à courir la montagne avec des pieds douloureux.» Il s’agit surtout de trouver sa voix intérieure, de l’entendre «en tête-à-tête, tout près». «J’ai le plaisir d’écrire et le talent de faire du vacherin médaillé d’or», glisse-t-il, malicieux. La relation en miroir entre les deux hommes décline ainsi les chemins possibles de la quête d’un sens, cherché tour à tour dans la nature, l’amour ou l’écriture.

EN CASCADE

Tournoyante, vagabonde, la prose de Jean-Pierre Rochat restitue à merveille les mouvements de la pensée du narrateur et sa voix si singulière. Autour de la disparition de l’écrivain et de l’histoire d’une étonnante amitié, l’auteur construit un récit non linéaire, porté avant tout par la langue. Car L’Ecrivain suisse allemand ne suit ni temps chronologique ni logique causale mais opère par associations d’idées et de thèmes, sauts dans le passé et retours au présent ou aux mêmes événements revus et complétés. Au registre prosaïque du quotidien paysan, Jean-Pierre Rochat mêle en douceur des interrogations sur le temps qui passe, le rôle de la littérature, la mort, la postérité, dans des phrases sinueuses aux formules poétiques et parfois lapidaires. On est saisi par ce flux qui charrie tout un monde, ravi par cette structure en spirale: phrases et images dégringolent en cascade, en volutes, s’enchaînent avec fluidité de manière presque vertigineuse, dans un rythme maîtrisé qui nous embarque par des méandres surprenants jusqu’à la fin du livre.

 

Jean-Pierre Rochat, L’Ecrivain suisse allemand, Ed. d’Autre part, 2012, 139 pp.

Le roman a reçu le Prix Dentan 2013.

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