Au bal des larmes et du rire

ROMAN Comment vivre après la mort d’un enfant? Dans «J’aime ce qui vacille», Rose-Marie Pagnard convoque l’art, l’amitié et une folle imagination au chevet de la douleur. Libre et bouleversant.

 

Dans les romans de Rose-Marie Pagnard, l’étrange et le rêve traversent le réel comme des courants d’air. Entêtants, insaisissables, ils circulent entre les personnages, surgissent à l’improviste, forgent une réalité ouverte sur le merveilleux à la manière des contes de fées. L’auteure de Revenez chères images, revenez ou du Conservatoire d’amour construit ainsi un monde étonnant qui vibre d’une intensité baroque autour de motifs récurrents: la famille, l’enfance, l’art. Si J’aime ce qui vacille s’inscrit dans cette ligne, il porte le poids d’une expérience personnelle extrême, celle de la perte d’un enfant, que l’écrivaine romande aborde pour la première fois. En transformant ce deuil impossible en une matière littéraire riche, poétique et sensible, qui éclaire aussi le reste de son œuvre, Rose-Marie Pagnard impressionne.

J’aime ce qui vacille est le roman de la mort de Sofia et de la douleur de ses parents, le récit à deux voix d’un chagrin sans fond et de la vie qui doit continuer. Il s’ouvre par une scène forte qui d’emblée donne le ton: comme si elle sortait d’une longue hibernation aux premiers jours du printemps, Sigui Reich quitte son appartement habillée en ourse pour mener son enquête dans la ville. «Sans réfléchir, Sigui avait enfilé le premier costume qui s’était présenté dans la penderie: doux, épais, féerique. Et Sigui était sortie de la maison avec l’intention d’aller fourrer ses pattes dans un des mille mensonges ou pas mensonges de Sofia, dans la vie.» Au fil du récit, on la verra se rendre dans les lieux que fréquentait sa fille avant sa mort et dans ceux de leurs souvenirs communs, pour tenter de comprendre. Pourquoi Sofia a-t-elle sombré dans la drogue, qui l’a menée à des actes extrêmes, à des chambres d’hôpital et des cellules de prison, puis à la maladie mortelle jamais nommée? A cause de son amoureux, son maître et mauvais génie, ou d’une impardonnable faute de ses parents?

CREER DU RÊVE 

Afin de conjurer les «eaux noires» du chagrin dans lesquelles erre Sigui, son mari Illmar organise un grand bal costumé auquel il invite les habitants de la tour où ils viennent d’emménager: une fête est un «moyen de survivre», en portant son attention vers les autres on distrait sa douleur, espère-t-il. Pour sa femme, cette idée est sacrilège, comme l’est le fait de continuer à vivre et à aimer. «Devait-il maintenant faire pour Sigui un commentaire sur l’apparence, sur les images créées de toutes pièces dans le seul but de nous aider à supporter la réalité?» Car tel est notamment le rôle de l’art, dans les romans de Rose-Marie Pagnard, et Illmar le sait bien, lui qui «costume et illusionne»: son métier est de créer du rêve, il est tailleur pour le Théâtre royal.

Malgré les résistances de Sigui, entre le projet de bal et sa réalisation à la fin du livre, les époux Reich vont chacun de leur côté rencontrer leurs voisins et tisser des liens. A tous les étages de la tour, les vies ordinaires cachent des réalités complexes. On rencontre Madame Sandemann et son fils, le délirant Robert; Gloria Vynil, blonde cinéaste qui a connu Sofia; Ida Bloed et sa mère, enfermée, qui tire par la fenêtre avec une carabine; la famille Saraflott et leurs jumelles; Madame Zheng, imposante Chinoise couturière de linceuls; Julius Pitt et sa compagne chaman aux six enfants, qui squattent le sixième étage; enfin son frère Paulet Pitt, l’apprenti surdoué d’Illmar, traversé de désirs et d’élans flous. L’amitié et la générosité auront le dernier mot, sans toutefois lisser les failles de ces personnages perchés dans la tour chancelante de leurs vies. Comme le dit la mère de Paulet Pitt, musicienne qui devient aveugle, «ce qui était vacillant dans l’individu et aussi dans le regroupement de plusieurs individus résistait mieux aux aléas de l’existence».

LE DEDANS ET LE DEHORS

Le roman navigue ainsi entre les étages et entre souvenirs et présent, dialogues fantasmés et faits avérés, dans une atmosphère un peu irréelle de création et de douce folie où les frontières entre les registres sont perméables. «Rose-Marie Pagnard compose ses romans plus qu’elle ne les construit: symphonie, fresque ou poème, tout à la fois, faisant appel à tous les sens», relève la critique Doris Jakubec sur le site de l’éditeur. Ici, l’auteure opère à la manière d’Illmar quand il fabrique sa vacillante tour de tissu ou ses costumes porteurs d’imaginaire: elle raccorde les chapitres selon de secrètes gammes chromatiques, coud ensemble scènes, fragments et visions pour former un grand tissu bigarré et instable, une texture vivante et mouvante qui laisse entrer la part mystérieuse, irrationnelle des êtres.

Celle-ci contamine la réalité du roman. Perçue à travers le regard des protagonistes, la ville prend des allures fiévreuses et se réduit à quelques signes: ses rues étincelantes ou menaçantes, ses arbres et oiseaux, le bazar chinois, le métro, les pointes des cathédrales trouant l’horizon, le Théâtre royal. Plus loin, la forêt, obscure et enchantée. Se dessine une géographie étrange et poétique, à l’image de la tour elle-même avec sa cage d’escalier que les vitraux baignent d’une irréelle lueur subaquatique.

Cette dimension est accentuée par le choix des noms et prénoms des personnages, comme venus d’ailleurs, par leur familiarité avec le monde de la création, et par un usage fluide des pronoms. Passant de la première à la troisième personne dans un même élan et sans transition, Rose-Marie Pagnard ouvre des passages entre le dedans et le dehors, le monde extérieur et l’intimité de ses personnages.

Ce va-et-vient réussit la difficile «intrication de la détresse et du rire», selon les termes de Doris Jakubec. Car derrière le gel de l’âme pointent la douceur et la joie, ainsi qu’une sorte d’apaisement. Réussir à traverser l’enfance est l’un des défis majeurs qui hante les romans de Rose-Marie Pagnard. Dans J’aime ce qui vacille, Madame Sandemann parle du danger «qui guette entre l’enfance et l’âge adulte, l’étape cruciale de l’existence. Ils passeront l’étape sans dommage, ou ne la passeront pas.» Pourquoi certains y arrivent-ils aisément et d’autres non? C’est une question de hasard; il est vain et insensé de chercher à comprendre. Dans ce renoncement s’ouvre un espoir, une détente. A la fin du roman, Sigui voit le sommeil s’approcher, assis dans un train, «beau, dangereux, et cependant si familier, irrémédiablement familier».

 

Rose-Marie Pagnard, J’aime ce qui vacille, Ed. Zoé, 2013, 220 pp.

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