Le renard dans la cave

«LES MENSCH» Nicolas Couchepin exhume les secrets d’une famille apparemment banale. Captivant.

 

Que s’est-il passé chez les Mensch? Qu’est-ce qui a poussé cette famille apparemment normale à s’engager dans ce «voyage excentrique d’où il n’était pas possible de revenir indemne»? Comment, dans cette tranquille banlieue résidentielle, dans votre rue peut-être, a pu se dérouler cette histoire «avec ce petit quelque chose d’américain dans sa démesure et sa folie»?

C’est par ces questions génératrices de suspense que démarre le dernier roman de Nicolas Couchepin, qui propose en ouverture l’extrait d’un autre livre – dont sont tirées nos citations –, Autopsie d’un drame: l’étrange histoire de la famille Mensch de Nicolas Lievo. «Quand on apprit, par les journaux, ce qu’avait fait la famille Mensch, ce fut l’incrédulité», écrit cet alter ego fictif au prénom homonyme, qui tente de comprendre les raisons, complexes et multiples, à l’origine d’une tragédie qu’on découvrira peu à peu. C’est en effet au fil de quatre points de vue, entrecoupés par des extraits du livre de Nicolas Lievo, que l’intrigue se développe. Quatre voix successives qui plongent dans l’intimité des protagonistes sans éclairer tous les angles morts, et permettent à Nicolas Couchepin de dévoiler les dessous du drame sans épuiser son mystère.

AU COEUR DES TENEBRES

Car la réponse est à chercher du côté des secrets de famille, des non-dits qui diffusent leur sombre énergie à travers les générations, de la complexité des liens et de la transmission – les Mensch représentent une sorte d’universel, comme le suggère leur patronyme («être humain» en allemand). Si l’auteur romand abordait ces thématiques dans Grefferic, Le Sel ou La Théorie du papillon, elles prennent dans ce quatrième roman une forme originale: elles s’incarnent de façon à la fois littérale et symbolique dans la cave de la demeure des Mensch, lieu réel et métaphorique des ténèbres de la psyché familiale, qui se retrouve au cœur des récits de chacun.

On est tout d’abord dans le monde de Théo, le père. Comme chaque nuit depuis la naissance de Simon, son fils trisomique, il déserte la chambre conjugale pour se réfugier sur le lit de fer aux pieds griffus, dans la petite pièce du haut de la maison – celle de son enfance. C’est le seul objet rescapé de la cave, qui a été comblée il y a longtemps par sa mère: sévère et inflexible, elle ne supportait plus ce «gouffre» sous elle. «Vous n’avez pas idée du vertige qui me saisit quand je pense à tout ce vide, là, juste en moi, je veux dire sous mes pieds», dira-t-elle à la voisine. Pétrifié, Théo avait assisté enfant à l’ensevelissement de son train électrique, à la montée de la terre le long des murs puis de l’escalier d’accès. «Quelle aurait été ma vie si la cave de la maison n’avait pas été comblée?» s’interroge-t-il. «Quel homme serais-je aujourd’hui?» Sans ce désastre, son fils serait-il né handicapé?

Cette intuition l’obsède. Simon est sa blessure, «sa fêlure intime»; depuis sa naissance, sa femme Muriel lui échappe, le dégoûte. Il est en pleine dépression et la cave hante ses rêves. Dans l’un d’eux, lui et Simon creusent la terre et dégagent avec facilité un vaste sous-sol, «magique, plein de possibilités, rempli de trésors retrouvés, d’enfance insouciante et du plaisir d’être ensemble». Alors, il se met à creuser pour exhumer enfin ces «précipices que tout le monde cherchait à ignorer, d’autant plus dangereux qu’ils étaient méconnus».

Muriel prend le relais de la narration. Elle qui était terrorisée par la folie possible de sa mère est tout entière consacrée à Simon, dont la venue a mis un terme à sa vigilance tendue: «Le bizarre était là; il n’y avait plus à avoir peur qu’il vous surprenne.» Quand elle découvre la cave exhumée, elle ne s’étonne pas et se sent même fière: Simon aussi a creusé, et qu’importe s’il mange de la terre! Marie, elle, étouffe de solitude depuis la naissance de son frère et se sent clandestine. Dans le sous-sol devenu labyrinthe aux multiples tanières, aux murs décorés de coquilles d’escargots, où la famille a fini par s’installer, l’adolescente se reconstruit une chambre, une caverne, une bulle où écrire son journal et rêver du garçon qu’elle aime et qui se prénomme Simon... Place, pour finir, à la vieille voisine qui perd la mémoire et a noué avec le petit handicapé un lien privilégié; dans une longue lettre à son fils, le fameux Nicolas Lievo, elle lui révèle le nom de son père. Et au lecteur le fin mot de l’histoire...

SUR LES TRACES DU RENARD

L’auteur noue au final tous ces fils dans un dessin sensible où les sombres recoins des secrets familiaux sont éclairés par une intrigue qui tient du conte, irriguée par le symbolisme des rêves. L’étrange est convoqué pour donner forme aux émotions des personnages et aux enjeux de leurs relations – qui se retrouvent alors comme traduits en images. Ainsi de Simon, dont le handicap semble un symptôme: il est l’incarnation éclatante et innocente des mensonges et dissimulations, le surgissement au grand jour de la déformation du réel, le jaillissement scandaleux de la dimension souterraine et occultée des existences. On pense aussi à ce renard omniprésent qui hante les abords de la maison, et peut-être son sous-sol. Dans cet espace obscur il règne en figure furtive, à la lisière de l’imaginaire; libre et peureux, sauvage et attirant, il trace dans la nuit des lignes éphémères que seul Simon dit voir.

En jouant de ces motifs et lignes de forces, Nicolas Couchepin interroge la filiation et les frontières mouvantes de la normalité de façon sensible. Et Les Mensch allie finement une histoire de famille sur trois générations au monde souterrain des fantasmes et héritages inconscients.

 

Nicolas Couchepin, Les Mensch, Ed. du Seuil, 2013, 210 pp.

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