Vivre dans le vent

Souvenirs, listes, poèmes, lectures, portraits... Dans le magnifique La Mer encore, lauréat du Schweizer Buchpreis en 2009, Ilma Rakusa dépeint sa vie nomade en soixante-neuf strophes qui évoquent sa traversée de l’Europe de l’Est pour rejoindre l’Ouest, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, puis ses voyages, lectures, amours et amitiés de jeune fille et d’adulte. C’est qu’elle a vécu une enfance marquée par la route et le déracinement, et cette expérience première d’exil incessant, en lui interdisant de s’attacher aux lieux et aux gens, imprimera sa manière d’être au monde et d’habiter les langues.

Née en 1946 en Slovaquie de mère hongroise et de père slovène, Ilma Rakusa passe ses premières années entre Budapest, Ljubljana, Trieste et Zurich, où elle s’établit avec sa famille à l’âge de six ans et réside aujourd’hui. Elle a étudié à Zurich, Paris et Saint-Pétersbourg puis longtemps enseigné, a écrit des livres de critique et des anthologies sur Fiodor Dostoïevski, Anna Akhmatova ou Joseph Brodsky, et est traductrice en allemand de romanciers et poètes français, russes, serbo-croates et hongrois. Elle n’a donc cessé de voyager entre les langues, les cultures et les pays. Et si c’est en allemand qu’elle écrit son œuvre littéraire, celle-ci est imprégnée de références slaves et de «motifs qui reviennent en boucle: voyages, langues, délocalisation et localisation du soi», disait l’auteure dans une interview pour la revue Viceversa littérature en 2007.

Sous-titré Passages de la mémoire, La Mer encore (Mehr Meer) éclaire ce parcours. Ilma Rakusa y évoque son père qui aimait la musique, l’histoire de ses ancêtres dont les racines s’étendent dans toute l’Europe centrale, les années d’une enfance transbahutée dans des maisons et des jardins, où on la voit petite fille inséparable d’un gant usé et rassurant, censé la protéger de la douleur des séparations. De ce temps d’exil émerge le souvenir lumineux de la mer en Slovénie, et des longues journées de plage et de soleil en compagnie de sa mère – avant la Suisse où elle découvrira le froid de la neige et de la méfiance envers les étrangers... Dans ce perpétuel arrachement, l’œuvre de Dostoïevski devient un refuge, tout comme la musique et le piano.

L’auteure convoque lumières, odeurs, images et sensations dans une langue chatoyante et sensuelle, pour traquer les traces de ces territoires autres qui imprègnent sa mémoire. Ses «passages» – ce va-et-vient intuitif de la pensée – tissent avec sensibilité les contours d’une existence vagabonde à laquelle amitiés, voyages et littérature ont donné sens et intensité. Vivre dans le vent est difficile, écrit-elle, citant le poète Biagio Marin, avant de revendiquer une liberté radicale: «Mais qui parle d’y vivre? N’avons-nous pas toujours déménagé, à la manière du vent? Que ce soit moi qui chasse les vents ou eux qui me chassent, quelle importance. Il n’est pas question de capturer. (...) Tiens, dis-je à l’enfant, voici la rose des vents. Elle te montrera. Etonne-toi et sois confiante.»

 

Ilma Rakusa, La Mer encore. Passages de la mémoire, tr. de l’allemand par  Patricia Zurcher, Ed. d’en bas, 2012, 318 pp.

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