Zones flottantes

Pascale Kramer excelle à créer des ambiances troubles, riches d’ambiguïté et de non-dits, en se concentrant de façon très fine et visuelle sur les lieux et les personnages: par la grâce d’un mystérieux alliage entre l’extérieur et l’intime, ceux-ci prennent alors vie de façon étonnante. Les gestes et les sourires, mais aussi les lumières, les couleurs, les objets, se font en quelques touches les sismographes ultrasensibles des variations d’humeurs et d’émotions des protagonistes. Publié chez Flammarion, Gloria ne déroge pas à la règle, qui met en scène les retrouvailles entre un ancien éducateur et une jeune femme qu’il a aidée. L’immature Gloria est à la lisière de la précarité. «Molle», un peu forte, étrangement sensuelle, elle vit avec sa petite Naïs et le père de l’enfant, un immigré âgé, dans une tour déglinguée de banlieue qu’elle veut quitter. C’est pour cela qu’elle rappelle Michel. Il sait qu’il ne devrait pas la revoir mais ne peut s’en empêcher. Qu’est-ce qui le lie à cette jeune femme perdue et manipulatrice? La réponse sera à chercher dans ses propres failles.

Comme souvent, l’auteure de L’Homme ébranlé et de L’Implacable brutalité du réveil (Ed. Mercure de France) situe son intrigue dans la périphérie d’une ville, zone flottante teintée d’incertitude où la présence de la nature est insistante entre les blocs de béton. De l’appartement solitaire de Michel à celui, résidentiel, des parents adoptifs de Gloria (Lucie de son vrai prénom), en passant par l’immeuble triste que la jeune femme veut quitter, la géographie urbaine dessine aussi les frontières d’espaces sociaux qui ne se mélangent pas. Pourtant, dans ce dernier roman, Pascale Kramer montre les limites de ces démarcations et questionne les notions de marge et de normalité.

C’est que Gloria est fière à présent, centrée sur elle-même, forte d’une nouvelle assurance. Elle entend bien diriger sa vie et se montre obstinée dans son désir de déménagement, sourde au fait que Michel n’est plus éducateur après s’être fait renvoyer du centre d’accueil où il l’a rencontrée. Sait-elle seulement ce qui s’est passé? Il s’impliquait beaucoup, on l’a soupçonné d’attouchements, personne n’a pris sa défense, son couple n’a pas résisté à la dépression qui a suivi son renvoi. Mais aussi, pourquoi s’est-il tant mouillé pour Gloria, au point de prendre son parti contre ses parents qui voulaient qu’elle avorte? On apprendra que sa femme et lui n’ont pu avoir d’enfants. Mais rien ne semble expliquer la fascination de Michel pour cette jeune femme déficiente, et son désir de secourir. Car il s’inquiète pour Naïs, soupçonne de la maltraitance. Et sa relation avec Gloria retrouve bientôt tout son poids de complexité, tandis que son entourage ne comprend pas son obsession – autour d’eux gravite une palette de personnages secondaires forts. Qui aide qui, qui a vraiment besoin de qui? L’auteure genevoise résidant à Paris signe avec Gloria un sommet d’ambiguïté, qui souligne la solitude des êtres et diffuse une séduction trouble. Où la sobriété de la langue, ciselée au plus juste, est diablement efficace pour faire ressentir les abîmes sous les actions de chacun.

 

PASCALE KRAMER, GLORIA, ED. FLAMMARION, 2013, 154 PP.

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