Rêve sombre et fascinant

Février refuse de finir pour laisser place au soleil, il s’éternise, réfugié dans l’un des deux trous du ciel avec sa femme, «la fille qui sentait le miel et la fumée». Au-dessous, dans la ville plombée de gris et d’humidité, les habitants sont au désespoir et lui vouent une haine croissante. Le vol est interdit, oiseaux et ballons ont disparu, les jours en Février se comptent bientôt en centaines et la neige ne cesse de tomber. Quand la fille de Thaddeus Lowe disparaît mystérieusement – a-t-elle été enlevée ou a-t-elle rejoint les enfants qui ont creusé des galeries et vivent sous terre? –, puis sa femme, il prend la tête d’une guerre sans armes contre Février, forcément coupable.

Je suis Février (Light Boxes) est l’œuvre étonnante de Shane Jones, né en 1980 à New York. Ce premier roman allégorique a remporté un succès fulgurant grâce au bouche-à-oreille, avant d’être repris par Penguin Books et traduit dans une dizaine de langues – c’est grâce aux éditions genevoises La Baconnière qu’on peut le découvrir aujourd’hui en français.

Shane Jones dit avoir eu l’idée de ce conte singulier alors que, libraire, il a découvert un livre sur Thaddeus Lowe (1832-1913), aéronaute connu pour avoir surveillé un champ de bataille en montgolfière pendant la guerre de Sécession. Son Thaddeus Lowe rêve en effet de ballons, et c’est en dirigeable qu’il montera au ciel pour combattre Février. Il est soutenu dans sa lutte infinie par Caldor Clemens et les membres de l’Effort de Guerre – «Au diable Février, a crié l’un des membres. Le reste a applaudi. C’est une bande bruyante. Ils portent des masques d’oiseaux. Ils jettent des pommes à travers les nuages.» Il luttera avec sa femme contre la mousse qui ronge tout et étouffe les chevaux, sera touché par le délire, croyant Juin venu, ne verra pas sa fille qui réapparaît et sème des parchemins... Le jeune auteur déploie un imaginaire d’une grande liberté dans un récit qui évolue par fragments, courtes scènes et listes («Catalogue des Enfants Disparus», «Petite Liste Trouvée dans la Poche Arrière de Février», «Liste d’artistes qui ont créé des mondes imaginaires pour tenter de guérir des accès de Tristesse»). Le narrateur change perpétuellement pour être tour à tour chacun des personnages – Février inclus, qui s’avère aussi bon bougre Bâtisseur de Maisons, ou encore Créateur –, tandis que la typographie et la mise en page participent à la construction d’un univers inhabituel.

Je suis Février prend des allures de cauchemar enfantin, avec sa violence et sa poésie brute, la simplicité de sa langue et ses images fulgurantes. On pense à Tim Burton, aux labyrinthes de Borges, aux toiles de Chagall. Et on se laisse ravir par ce monde à part, teinté d’une sensation floue de malaise existentiel mais traversé de flèches d’ironie, tout à la fois inquiétant et attirant, triste et fabuleux.

 

 SHANE JONES, JE SUIS FEVRIER, TR. DE L’ANGLAIS (USA) PAR JOY SETTON, ED. LA BACONNIERE, 2013, 159 PP.

http://www.lecourrier.ch/107497/reve_sombre_et_fascinant