Chocs souterrains

L’entame reflète le talent de Jérôme Meizoz pour l’ellipse: «Quand mère s’est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage.» Dans ce style aiguisé dont la simplicité épurée n’empêche ni l’humour ni la poésie, il retrace dans Séismes le parcours d’un jeune garçon qui devient adulte dans le Valais des années 1970. Les «séismes», ici, ce sont ces moments de sidération, ces instants rares où l’on reste stupéfait face à un geste, une parole, une vision. A partir du suicide de sa mère, première de ces déflagrations intimes, et dans un va-et-vient chronologique autour de cet événement qui ne sera plus mentionné, le narrateur égrène ses expériences fondatrices, celles qui hantent durablement sa mémoire et ont laissé leur trace dans le rêve, dans le corps, répercutant leurs ondes de choc et liant les vingt-quatre courts récits qui composent Séismes.

De manière fragmentaire et sensible se dessine à la fois le portrait du jeune homme et la chronique des habitants d’un village – jamais nommé, celui-ci est une source inépuisable d’histoires, un univers banal et infini élevé par l’écriture à une forme d’universalité. Jérôme Meizoz donne vie à une époque avec un sens du détail évocateur et une grande finesse d’observation. Dans ce monde patriarcal réglé par des rituels, la religion et les rôles sociaux dévolus à chacun pèsent de tout le poids de la tradition, et les personnages qui y évoluent semblent des figures presque archétypales – on en a déjà croisés certains dans les livres précédents de l’auteur, Fantômes, Père et passe ou Destinations païennes, réédité ces jours en poche. Il y a le père, la religieuse, le chanoine, le professeur, le voisin allemand, les vieillards marginaux, les femmes aussi, qui occupent une place centrale, suscitant les premiers émois érotiques du garçon.

Comment alors dire le désir? Il s’exprimera par des métaphores animales suggestives, empruntera aussi au champ du sacré. C’est que trouver les mots n’est pas aisé, dans ce monde paysan mutique. Depuis le silence qui a entouré la mort de sa mère, le jeune homme se méfie des explications des adultes et remet peu à peu en question l’autorité de la religion, de l’armée, de ces instances supposées définir ce que c’est que d’être un homme. Jérôme Meizoz évoque la faillite de la parole et ses conséquences dans une dernière partie un peu à part, qui retrace trois moments où «on n’a pas su dire», dans une formulation répétitive qui souligne la dimension chorale de cette petite société où le narrateur s’efface souvent dans un «on» collectif.

Car malgré l’intimité du sujet, il n’y a ni lyrisme ni pathos dans Séismes: c’est en creux que le narrateur se dévoile, par le regard qu’il porte sur les autres et sur le lieu. Et puisque dire est difficile, Jérôme Meizoz laisse les silences habiter son écriture elliptique comme une respiration, qui accueille ce qu’on n’exprime pas. Quant aux séismes, ils dévoilent en un éclair la face cachée de la communauté, ébranlant fugacement les conventions pour mettre à jour une forme de vérité, de liberté intime.

 

JEROME MEIZOZ, SEISMES, ED. ZOE, 2013, 96 PP.

JEROME MEIZOZ, DESTINATIONS PAIENNES, COLL. MINIZOE, ED. ZOE, 80 PP. 2013.

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