Des boîtes pour lire le monde

ROMAN Blanc-Bec est placée chez un couple pour y être adoptée, dans la Suisse des années 1970: raconté du point de vue de l’enfant, l’étonnant premier roman de Monica Cantieni dit sa foi dans le pouvoir des mots.

 

«Mon père m’a achetée à la ville pour 365 francs suisses. C’est beaucoup pour un enfant qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Je l’ai caché le plus longtemps possible aux parents. Mieux vaut ne pas briser d’emblée tous les espoirs quand on veut devenir la fille de quelqu’un.» C’est de ce ton faussement détaché, qui semble tenir à distance une réalité mouvementée, que Blanc-Bec raconte les drames et les joies de son quotidien de fillette placée chez un couple de prolétaires, dans la Suisse des années 1970. Derrière sa simplicité désarmante et la naïveté de ses 10 ans, on devine son regard attentif, son intelligence vive, et une poignante inquiétude: c’est qu’elle doit apprendre à connaître le nouveau monde qui l’entoure, et à s’en faire accepter.

Dans Blanc-Bec, Monica Cantini prend le risque du point de vue d’un enfant et relève le défi avec talent: la voix de la fillette est singulière, émouvante, toujours surprenante. En déployant une langue tissée de tensions silencieuses, en thématisant le rapport au monde et aux mots de cette narratrice à la fois fragile et résolue, l’auteure alémanique plusieurs fois primée pour ses nouvelles signe un premier roman remarqué, nominé pour le Schweizer Buchpreis en 2011.

BOÎTE A MOTS

Blanc-Bec s’ouvre donc au moment où la fillette est prise en charge par un jeune couple qui l’avait «déjà eue à l’essai» quelques temps et désire l’adopter. Dès les premières lignes, on est captivé par cette voix blanche. Car l’intensité des émotions de Blanc-Bec se glisse dans les interstices de phrases factuelles dont l’étrangeté ou le décalage trahissent la tension, la charge de peur ou d’attente. L’enjeu est existentiel: comment trouver sa place dans le monde? Comment se faire aimer? La peau mate, les cheveux sombres, de grosses lunettes, Blanc-Bec tentera de se définir par son rapport aux autres et au langage.

Cela commence dans le trajet en voiture qui l’amène vers son nouveau foyer. Alors que le père la questionne pour la «tester», elle fait semblant de dormir et il souffle à sa femme: «– Elle ne connaît rien au langage. – Pas étonnant, elle ne connaît encore rien au monde, répondit-elle.» Son père débute donc avec elle une collection de mots, saisis chaque jour au vol et notés sur des bouts de papier que la fillette classe par familles dans des boîtes d’allumettes. «– CAPITAL, avait dit mon père, tu le mets dans PLUS TARD, AVION dans MAINTENANT. VENT et PLUIE, tu les mets dans TOUJOURS.»

Pour Blanc-Bec, l’enjeu sera dès lors de déchiffrer une réalité de plus en plus complexe à mesure qu’elle grandit. «Je mis COMA, TOUT NET et CHAPITRER dans la boîte des MALADIES. La grande boîte des EXCUSES restait vide», raconte-t-elle par exemple après s’être battue avec une camarade de classe qui a fini à l’hôpital.

Les adultes restent souvent démunis face à ses questions – qu’est-ce qu’une silhouette, la prostate, la surpopulation étrangère, une votation, des réfugiés? C’est que le peuple doit voter sur l’initiative Schwarzenbach, qui veut imposer des quotas d’étrangers, et la pression est forte pour les habitants de l’immeuble où vit Blanc-Bec: presque tous les voisins sont des déracinés et les enjeux de leur intégration entrent en résonance avec celle de la petite fille. Il y a Mme Jelisaweta, la coiffeuse yougoslave au grand cœur, l’Italien Toni, Eli, le travailleur espagnol saisonnier, ou encore les deux Africains à l’allure royale. Quand Blanc-Bec découvre la fille de Toni cachée dans un placard pour cause de «surpopulation étrangère», elle gardera le secret, ne le racontant qu’au lapin blanc – dont la cage dissimule aussi la boîte aux lettres d’Eli – et à Tat, le grand-père aimé des Grisons. Pendant la Seconde Guerre mondiale, lui et l’un de ses fils aidaient les juifs à passer la frontière, et la vague de xénophobie des années 1970 fait écho à la fois à cette sombre période et à la Suisse actuelle.

Confident bourru qui sent la pomme et la laine, Tat peut enlever ses dents et ses jambes, il dialogue avec sa femme disparue et connaît des chapelets de jurons – «Celui pour le facteur: Buglia ladg! Ceux pour l’assurance: Lumpamenta! Bargada! Bastaraglia!», parmi bien d’autres. Surtout, il aide Blanc-Bec à grandir. Mais Tat vieillit, perd la tête, décline. Et quand son chien meurt, rien ne va plus.

L’ETRANGETE DU MONDE

La petite fille apprendra ainsi l’amour et la perte, la politique, la trahison et la confiance, tandis que ses boîtes d’allumettes envahissent la maison – au grand dam de sa mère qui prend des comprimés contre la «misère de misère». On devine l’intranquillité de l’enfant à un refrain qui se répète chaque soir: «Il va venir, c’est sûr, le sommeil, el sueño. Il va venir par l’embrasure de la porte, avec le rire d’Eli et un peu de lumière.»

Monica Cantieni se joue des clichés avec bonheur, grâce à la fraîcheur de sa narratrice, et dépeint un univers bigarré, plein de vie et d’humour. Dans le foyer d’où vient Blanc-Bec, dans l’immeuble où elle vit, les scènes sont hautes en couleur, les personnages souvent excessifs. Les disputes éclatent et les assiettes volent entre ses parents régulièrement en crise, mais attachants et aimants – «eux désespérés et moi un cas désespéré, notre relation en tout cas un drôle de truc et surtout: une tragédie», remarque Blanc-Bec vers la fin du roman. Signe qu’ils sont en passe d’être une vraie famille... Et quand Tat s’éteint, le ton de l’enfant est si juste que les larmes ne sont pas loin. La force de ce roman qui proclame le pouvoir des mots est toute entière dans cette voix, qui fait ressentir l’étrangeté du monde avec une éblouissante simplicité.

 

Monica Cantieni, Blanc-Bec, trad. de l’allemand par Dominique Venard, Ed. Libella / Maren Sell, 2013, 208 pp.

Le Courrier a publié un extrait de Blanc-Bec (Grünschnabel en allemand) dans sa rubrique d’inédits d’auteurs suisses, le 30 mai 2011: www.lecourrier.ch/auteursCH

http://www.lecourrier.ch/109188/des_boites_pour_lire_le_monde