Le silence et la liberté

Un jour d’été en Californie, en allant à la piscine avec sa fillette de 4 ans, Ted Foster remarque sur le trottoir un serpent mort. Deux jours plus tard, du reptile mangé par les oiseaux et lavé par la pluie ne subsiste plus aucune trace. Ted est alors frappé de catatonie: il plonge dans un silence qui durera dix-huit mois pendant lesquels, à l’asile où on l’a interné, il demeure couché sur son lit à fixer le plafond, suivant le flux de ses pensées et de ses interrogations sur le sens de la vie. «Peut-être devrais-je redéfinir l’Histoire en termes de ‘av. S’ et ‘ap. S.’ – avant le Serpent et après le Serpent, pourquoi pas?» C’est que la disparition rapide et totale du reptile a ouvert une faille dans l’existence de Ted, pour qui le monde surgit soudain dans toute son absurdité.

Dans La Dépression de Foster, Jon Ferguson sonde la crise existentielle de cet homme proche de la cinquantaine. Mais rien de lourd dans ce réjouissant vingtième ouvrage de l’écrivain américain installé en Suisse depuis 1973, qui cumule les casquettes de prof d’anglais, peintre et ex-entraîneur de basket: légèreté et intelligente provocation donnent le ton d’une trame qui fait alterner les souvenirs et réflexions de Foster, ses conversations avec le psychiatre, et le récit de sa nouvelle vie – il finit par sortir du silence, et de l’asile, car il veut revoir sa fille.

Même métier depuis vingt-cinq ans, échec de son deuxième mariage, Ted se retrouve piégé dans une trajectoire qui lui échappe, et son écart avec ce quotidien va se creuser jusqu’à la rupture. Pour se rapprocher de soi-même, il s’agira donc de lâcher prise, de laisser derrière soi un monde annihilant pour chercher sa liberté dans l’enfermement d’une prison – la cellule monacale d’un asile où médecins et infirmières sont aux petits soins – et d’un silence choisi. Démarche paradoxale, mais réussie, puisqu’elle offre à Ted un espace intérieur infini. «Je savais parfaitement ce que je faisais. J’avais simplement zappé le monde dans lequel je me trouvais et je ne voyais pas de raison de changer de chaîne.»

Que veut dire le libre-arbitre, quels choix fait-on réellement dans sa vie? Ne pourrait-on pas sortir de la dichotomie stérile entre création et évolution? Qu’est-ce que la nature? Pourquoi parler quand on n’a rien à dire? Qu’est-ce que l’amour, le mariage, le bonheur? Comment éduquer un enfant? Autant de questions philosophiques chères à Ferguson, auteur d’un livre sur Nietzsche – Ted fait d’ailleurs le parallèle entre le serpent mort et le cheval battu vu par Nietzsche à Turin, qui le fit basculer dans la démence. La remise en question radicale des certitudes du narrateur prend par ailleurs souvent la forme ouverte du dialogue philosophique – avec le psy –, le tout étant entrecoupé par les commentaires acerbes d’un duo qui regarde un match à la TV et ne comprend rien à tout ce charabia.

Finalement, en parlant avec le Dr Baker, Ted remet sa vie en mouvement. En rejoignant le monde, il conserve pourtant une distance lucide, un décalage créateur de liberté car délesté de quelques illusions. Tout un programme, pour un petit livre aussi simple que profond et empreint comme de juste d’une bonne dose d’autodérision. «Une plongée dans la folie», indique le bandeau de couverture: pas sûre qu’elle soit où l’on croit...

 

Jon Ferguson, La Dépression de Foster, tr. de l’américain par Stéphane Bovon, Olivier Morattel Editeur, 2013, 166 pp.

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