Scénarios d’évasion

Le temps de la lecture coïncide avec celui de son tour de garde: quatre heures. C’est dire si Michaël Perruchoud a travaillé en orfèvre du rythme, dans son dixième roman qui colle parfaitement aux pensées vagabondes d’un homme immobile. Le narrateur de La Guérite est en effet militaire d’apparat dans un pays anonyme qu’on imagine à l’Est. Se tenant fier et sans ciller devant un palais ancien, il doit, à intervalles réguliers, faire un tour sur la placette dans une chorégraphie martiale millimétrée, sous le regard curieux de hordes de touristes. Hormis cette parade, il reste de marbre, le défilement des minutes et des heures allant donc de pair avec celui de son imaginaire. Sa liberté contraste avec son corps immuable figé dans la chaleur de l’été: la frontière est mouvante entre souvenirs, fantasmes et préoccupations, et on se laisse emporter avec bonheur dans les méandres de son cerveau, où le roman entier finalement se déroule.


On est cet homme qu’on découvre peu à peu de l’intérieur, tandis qu’il dévide le fil d’un esprit tourmenté. Il n’a pas étudié et souffre du mépris de sa femme, depuis qu’ils ont eu une fillette et qu’elle désire un salon digne de ce nom, des sorties au théâtre, de l’argent pour l’enfant. Son incapacité à la contenter réveille des complexes d’enfance, des critiques parentales, des envies de bagarre et de ­bêtises. Toujours amoureux malgré les incessantes critiques de Lynna, il souffre aussi de leur sexualité au point mort et rêve de rencontres furtives avec une serveuse aperçue, avec l’amie d’un collègue. Il maîtrise d’ailleurs le tempo de ses songes érotiques – il s’agit d’être en mesure de marcher quand vient l’instant de la parade –, qui occupent une bonne place dans ses rêveries et l’emmènent loin du réel. Il y a encore les courses qu’il est chargé de faire et dont il tente de se souvenir, les camarades de caserne, les tournées qu’il ne peut offrir, les collègues amis, les carriéristes, celui qui ne règle jamais son pas à la mesure, les touristes. Dont celui qui lui demande de prendre la pose pour une photo et s’emporte face à son impassibilité, allant jusqu’à lui ­tapoter la joue: le narrateur imaginera le rechercher pour le corriger, dans des scénarios multiples qui, comme ses fantasmes érotiques, n’aboutissent pas toujours, son inconscient opérant souvent en traître pour en contrarier le dénouement.


Réflexions et inventions défilent ainsi dans la joyeuse franchise d’un esprit en roue libre, pour dévoiler des profondeurs attachantes. Dans une écriture sensible et crue, directe et poétique, Michaël Perruchoud se fait le sismographe de ces pensées non censurées, n’éludant ni la violence du narrateur, ni ses obsessions, pas plus que sa mauvaise foi ou sa fragilité. Au final, l’auteur romand signe un récit intense où les histoires se fabriquent dans un savant mélange de fantasmes et de biographie, où l’imaginaire est au centre, à la fois miroir et évasion. Le militaire de parade, un avatar de l’écrivain?

 

MICHAËL PERRUCHOUD, LA GUERITE, ED. FAIM DE SIECLE, 2014, 181 PP.
Lire un extrait de La Guérite dans Le Courrier du 27 janvier 2014, www.lecourrier.ch/auteursCH

http://www.lecourrier.ch/126940/scenarios_d_evasion