En eaux troubles

Les éditions genevoises La Baconnière, relancées l’an dernier par la jeune trentenaire Laurence Gudin, sortent un petit bijou dans leur nouvelle collection «Quatre-vingts mondes», dirigée par le journaliste et écrivain David Collin. Ecrit en 1993, O Conde est un texte bref du grand intellectuel et germaniste italien Claudio Magris. Né à Trieste en 1939, essayiste, romancier, chroniqueur et auteur dramatique, il est l’héritier de la tradition culturelle de la Mitteleuropa, qu’il a contribué à définir.

O Conde, ou «le Comte», est une figure héroïque dans cette région du Portugal où le Douro se jette dans la mer: avec sa barque, il sonde inlassablement les fonds du fleuve et du delta pour en repêcher les noyés et les rendre à leur famille. Mais s’il aime les morts, il est cruel avec les vivants. Son assistant en fera les frais. C’est ce personnage secondaire qui est le narrateur du récit – car qui peut prétendre être l’acteur principal de sa vie? «Je ne me serais même pas aperçu que le temps passait, ni de la vie que je menais ou que je menais pas, si y avait pas eu Maria», dit-il, ce jour de pluie incessante, en racontant son histoire à un interlocuteur – journaliste, écrivain? – venu l’interroger sur son patron.

Amoureux de Maria, il sera victime d’une farce qui brisera quelques vies. Le drame se joue dans le silence, les non-dits, un éloignement recouvert par la routine d’une vie rude. Au fil de ces 50 pages se déploie une voix brisée, brute, qui touche aux tripes et fait résonner les accents de la douleur dans une oralité qui sonne juste. Un chant à la fois sombre et solaire, où sont mises à nu la cruauté et la sensualité de cet univers de pêcheurs.

 

CLAUDIO MAGRIS, O CONDE, TR. DE L'ITALIEN PAR MARIE-NOELLE ET JEAN PASTUREAU, ED. DE LA BACONNIERE, 2013, 50 PP.

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