Vertiges et jeux de miroir

D’un côté, André Gaudard, responsable de la rubrique «Société» du quotidien Le Miroir, usé par la rapidité et la «trop forte intensité» qu’exige son métier, par l’évolution de son titre qui «s’efforce de défendre sa part de marché en s’adaptant (...) aux exigences d’un journal compétitif». De l’autre, Constance Dargaud, ancienne journaliste politique qui s’est isolée dans une maison en pleine campagne pour écrire un roman. Dans Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver?, Silvia Ricci Lempen tisse ces deux fils en alternance pour construire par petites touches un récit qui change de formes et déroute. Comme dans son précédent roman Une Croisière sur le Lac Nasser, l’auteure romande, philosophe, féministe et ex-journaliste, juxtapose les points de vue pour dépeindre la complexité des relations et brosser le portrait de personnages attachants.

Ici, aux passages qui suivent les aléas journalistiques d’André – il finira par perdre son poste –, écrits à la troisième personne, succèdent les e-mails que Constance envoie à un certain Gerhard. Quand elle met un terme à leur échange, on lit les réponses que diverses personnes sollicitées envoient à Gerhard, inquiet, qui tente depuis l’Allemagne de savoir ce que devient son amie. Pour finir, André surgit à la première personne, Constance semble s’effacer pour devenir présence fantomatique, et c’est Gerhard lui-même qui clôt ce roman, lui donnant une résolution inattendue. On n’en dira pas plus. Sachez seulement qu’il est question des hasards de la vie et de renaissances, de rencontres et d’écriture, de filiation, mais aussi du mystère du disque de Phaestos.

Car Constance et André sont unis sans le savoir par une même fascination pour le disque de Phaestos, découvert en Crète et datant du IIe millénaire avant J.-C. Ses signes en spirales sont réputés indéchiffrables – plusieurs traductions et théories coexistent, qu’on découvrira peu à peu. La rencontre de ces deux solitudes est ainsi placée sous le signe de Phaestos: «L’histoire du disque, pour moi, c’est une histoire qui tourne en rond, qui n’a pas de solution, qui ne peut pas en avoir», écrivait Constance à Gerhard à propos de son travail d’écriture. Telle est aussi la forme de ce roman qui explore les rouages de la création, et mêle vie et fiction dans une spirale vertigineuse.

 

SILVIA RICCI LEMPEN, NE NEIGE-T-IL PAS AUSSI BLANC CHAQUE HIVER?, ED. D’EN BAS, 2013, 213 PP.

http://www.lecourrier.ch/110753/vertiges_et_jeux_de_miroir