Infernale cadence

Il éclate, violent, rapide, il brûle comme la fournaise de l’été et le vent gelé de l’hiver, il explose tandis que sa langue, aussi affûtée que les lames qu’elle évoque, tranche, débite à toute vitesse et touche au corps. La Scierie est un récit extraordinaire, porté par une puissance rare, qui semble surgi d’un souffle et se lit d’une traite. Il raconte les deux années que l’auteur a passées à travailler dans une scierie, au début des années 1950: une tâche inhumaine tant elle est physiquement dure et les conditions de travail terribles. L’auteur a dix-neuf ans et vient d’échouer au bac. En attendant son ordre de marche, il doit gagner sa vie: dégoûté de la plume, il décide de «trouver du boulot de force». Pendant deux ans, ce fils de petit-bourgeois se donnera corps et âme à ce travail de bagnard, dépassant les limites de la souffrance et de l’endurance. «J’ai commencé, j’étais un gosse. J’en suis sorti, j’étais un homme», dira-t-il avec fierté en guise de conclusion. «Il m’en reste un immense respect pour le travailleur, quoiqu’il fasse.»

C’est l’écrivain français Pierre Gripari (1925-1990) qui présente ce texte, réédité aujourd’hui chez Héros-limite. Dans sa préface datée de 1975, Gripari raconte avoir reçu La Scierie il y a plus de vingt ans et pris l’initiative de publier ce récit contre l’avis de son auteur, qui ne veut plus écrire et s’en désintéresse. Nul procédé ici: l’anecdote est véridique. C’est grâce à La Scierie que Gripari a enfin trouvé le ton de son roman Pierrot la lune, sur lequel il peinait, confesse-t-il. «Son livre est bon parce qu’il est bien écrit; il est bien écrit parce que le ton est juste; et le ton est juste parce que le narrateur ne triche pas avec ce qu’il est, ne cherche pas à séduire, ne ménage personne, et surtout pas lui-même. Tout cela est propre, viril et sans détour.»

De fait, le monde dépeint n’est pas rose, et l’auteur non plus. Cadence infernale, système mal géré, machines dangereuses, coups bas, blessures, mesquineries et petites haines sont le lot de ces ouvriers soixante heures par semaines. L’auteur fait ses armes chez Pressurot, et tous l’attendent au contour: combien de temps tiendra ce petit morveux qui n’a jamais travaillé? Mais François est fort, têtu, rancunier, et accepte le combat. Il devient peu à peu l’un des meilleurs dans son domaine. Alors, il se venge, en traitant les autres comme ceux-ci traitent les plus faibles. Il travaillera ensuite dans des ateliers plus terribles encore, surnommés Buchenwald, dirigés par la poigne de fer d’André Garnier. Mais celui-ci possède aussi des qualités humaines, et une vraie solidarité s’établit entre les deux hommes.

Au fil du récit, le corps et l’esprit de l’auteur se transforment, s’endurcissent. Violence, résistance, épuisement, dignité, le tout est raconté au présent, de façon sobre et factuelle. On est littéralement transporté par l’énergie du récit, son rythme sans faille, sa force d’évocation.

 

ANONYME, LA SCIERIE, PRESENTE PAR PIERRE GRIPARI, ED. HEROS-LIMITE, 2013, 141 PP.

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