Deux solitudes à vif

Photos, lettres, disques, objets, tout est parti en fumée dans l’incendie de sa maison. Et son passé était tout ce qui lui restait: sa femme est décédée et il a perdu contact avec son fils. Rageur, Carlo prend la plume pour écrire au responsable de son malheur. «C’est toi qui l’a fait, c’est de ta faute. Est-ce que quelqu’un t’a dit que tu es un monstre?» Le pyromane, c’est Samuel, 23 ans, fils et frère de pompiers, auteur de sept incendies, qui tourne en rond dans sa cellule tandis qu’un enfant brûlé se bat contre la mort. Dans Sans peau, Pierre Lepori fait alterner ces deux voix douloureuses, pleines d’une énergie sombre, dans un dialogue inégal qui pourtant transformera ces deux hommes à vif.

Samuel ne répond pas à Carlo, il ne le mentionne même pas. Alors que la neige tapisse le dehors de ouate blanche, il décline ses souvenirs, évoque sa famille, son quotidien, son besoin de solitude, les rencontres avec le psy, l’avocat, dans un monologue intérieur qui se fait ressassement claustrophobe: jamais il ne parviendra à donner sens à son acte. En face, grâce à ce silence peut-être, Carlo commence à lui raconter sa vie et renoue, au fil de ses lettres, les bribes d’une existence brisée bien avant l’incendie: il n’a jamais pu accepter l’homosexualité de son fils, et prend enfin la responsabilité de sa solitude. C’est ainsi un récit sur la filiation, la culpabilité et le pardon qui prend forme dans cet échange à sens unique, rythmé de silences et d’accélérations, tour à tour suffoquant et traversé de fulgurances. Dans un monde qui semble incompréhensible et brutal – il se manifeste par sursauts violents, éruptions volcaniques, feux, tsunamis –, ces deux voix offrent la possibilité d’une réconciliation, ouvrent des espaces et un jeu d’échos qui n’épuisent pas le sens mais lui permettent de circuler, riche et chatoyant.

La langue est «la peau fragile de notre moi liquide», écrit Pierre Lepori dans sa postface «Queer in translation». C’est qu’il a lui-même traduit et adapté Sans peau, paru en italien sous le titre de Grisù en 2007 – du nom d’un petit dragon de dessin animé qui voulait devenir pompier, regardé par Samuel. Journaliste culturel pour les radios romande et tessinoise, fondateur en 2009 de la revue queer Hétérographe, l’auteur poursuit une réflexion stimulante sur le passage entre les langues: dans le processus de traduction, le «corps de la langue s’hybride, il devient trans- et inter-genre», écrit celui dont le livre précédent, Sexualité, avait paru simultanément en italien, français et allemand. Toute traduction est ainsi une déstabilisation fondamentale. «Se traduire, se transgresser linguistiquement, ce n’est pas (seulement) une coquetterie ou un désir d’acculturation, car on ne sort jamais indemne d’une trahison, celle d’une langue maternelle: l’air qu’on respire alors est plus dense, moins transparent, le sol se dérobe sous nos pieds.» Le texte de Grisù a été transformé en passant la frontière intime entre les langues, et c’est une autre version qu’on découvre dans cet émouvant et poétique Sans peau.    

 

PIERRE LEPORI, SANS PEAU, TR. ET ADAPTE DE L’ITALIEN PAR L’AUTEUR, ED. D’EN BAS, 2013, 103 PP.

http://www.lecourrier.ch/112187/deux_solitudes_a_vif