Henri Roorda, le «pessimiste joyeux»

RECUEIL «Les Saisons indisciplinées» réunissent un vaste choix de ses chroniques cinglantes, d’un humour ravageur et d’une implacable lucidité. Irrésistible.

 

Il disserte sur l’avenir comparé des mains et des pieds, sur le cinéma qui transforme l’allure des dactylos et changera notre rapport aux livres, sur un mélancolique voyage autour de sa chambre, l’utilisation des poètes, la combustibilité des femmes ou encore une certaine Ligue qui combat la fondue au nom de l’hygiène – «Qu’on le comprenne bien: un prohibitionniste est un être qui n’admet pas que les autres aient un estomac meilleur que le sien. Les ennemis de la fondue ont-ils déjà entendu le rugissement du tigre à qui l’on veut enlever son cuissot d’éléphant? Non?... Eh bien, qu’ils viennent!» Ailleurs, il est question des droits des animaux et de leur instruction, des idées générales ou du système pileux: alors que nos bras et nos jambes cessent de croître à un certain stade, il n’en est pas de même pour nos cheveux, «dont la croissance illégitime a toujours été pour les philosophes une cruelle énigme»...

Qu’il aborde des sujets au demeurant triviaux ou plus graves – la politique, les droits des femmes, l’éducation, la guerre –, jamais Henri Roorda (1870-1925) ne se départit de ce ton faussement désinvolte, d’une élégante légèreté et d’un humour cinglant, qui manie à la perfection la litote, l’antiphrase et le sens de la formule. En alignant les anecdotes et les petites scènes croquées au quotidien, il déroule au fil de ses brèves chroniques une pensée d’une clairvoyance impitoyable, teintée d’un sens avéré de l’absurde et d’une ironie érudite. C’est donc avec délice qu’on redécouvre aujourd’hui ces textes impertinents, parus chaque semaine entre 1917 et 1925 dans La Tribune de Lausanne, La Tribune de Genève et La Gazette de Lausanne, sous le pseudonyme de Balthasar: sur les 420 publiées, les éditions françaises Allia en ont réuni environ la moitié dans Les Saisons indisciplinées, un volume établi par Gilles Losseroy, qui en signe la préface, avec la collaboration de Doris Jakubec et Carine Corajoud en Suisse.

LIBERTAIRE ET PACIFISTE

Henri Roorda y pourfend les théories et les vérités, le nationalisme et la bêtise, prône la tolérance et l’ouverture, distillant l’air de rien ses idées pacifistes et libertaires. Ainsi de cette école pour sexagénaires, qui permettrait de rendre leur liberté aux enfants: puisque le «vernis scolaire n’accroît pas les forces dont ils auront besoin, plus tard, pour travailler et pour lutter», pourquoi ne pas le prévoir à la fin plutôt qu’au début de la vie? Précisons que cet humoriste aussi brillant que désespéré était professeur de mathématiques et pédagogue atypique, inspiré par l’Emile de Rousseau et auteur notamment du Pédagogue n’aime pas les enfants, une critique de l’école qui dénonce un enseignement peu attentif à la liberté intellectuelle des élèves.

Anarchiste et épicurien, Roorda a été à bonne école: son père, fonctionnaire du gouvernement néerlandais en Indonésie, a été révoqué à cause de ses positions anticolonialistes et d’un pamphlet dénonçant la corruption du système – tandis que son poème-pamphlet Malédiction appelait à la révolte sanglante. C’est donc à Bruxelles, en 1870, que naît Henri; quand sa famille s’installe en Suisse, il a 2 ans. Son père est alors proche de l’anarchisme, ami d’Elisée Reclus et de Pierre Kropotkine, que le jeune Henri côtoie très tôt. Il écrit dès l’âge de 14 ans et fera de la plume son «sport favori», publiant, outre ses chroniques, de nombreux essais, conférences et articles scientifiques.

Les derniers textes des Saisons indisciplinées sont datés de 1925, année où Roorda met fin à ses jours à l’âge de 55 ans. Déprimé et endetté, il a écrit auparavant Mon Suicide, texte posthume envoyé à ses amis. Il avait hésité à l’intituler Pessimisme joyeux, confesse-t-il, mais «Mon Suicide est un titre plus alléchant. Le public a un goût prononcé pour le mélodrame.» Il y décline avec le même humour alerte et une lucidité dévastatrice les raisons qui le poussent à en finir, se décrivant notamment comme un naïf inadapté à «notre monde de négociants et de financiers», élevé par de «généreux utopistes» qui l’ont convaincu d’œuvrer au «bonheur de l’humanité».

«Puisque la vie est courte, les livres devraient être minces», dit la citation en quatrième de couverture. Ce n’est pas le cas de ce beau volume et on ne s’en plaindra pas, tant ces chroniques sont jubilatoires et n’ont pas pris une ride.

  

Henri Roorda, Les Saisons indisciplinées, Ed. Allia, préface de Gilles Losseroy, 2013, 442 pp.

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