Shanghai, ville miroir

PHILIPPE RAHMY Au-delà du récit de voyage, «Béton armé» est l’aventure d’un regard, une confrontation entre la mégapole chinoise, un corps fragile et les mots. Rare.

 

«Shanghai au corps à corps», clame le bandeau de couverture un brin racoleur. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit: Béton armé dit la rencontre entre un corps fragilisé par la maladie et la mégapole chinoise, assourdissante, surpeuplée, violente, terriblement vivante. «Shanghai n’est pas une ville. Ce n’est pas ce mot qui vient à l’esprit. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d’océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d’angles et de surfaces amplifiant le vacarme.» Les premières phrases de Philippe Rahmy sont celles de la sidération face à la cité la plus peuplée de Chine, à ses «foules en procession», «semi-ouvertes, radiocentriques, chatoyantes», qui s’écoulent en flux organiques. «L’écriture, traduction du silence intérieur; la ville, affirmation bruyante du monde. Deux inconciliables.» C’est dans cette tension que se déploie son texte émerveillé, attentif, intime, qui mêle souvenirs d’enfance et rêves à son observation de la rue et d’un quotidien totalement inédit.

ANNEES IMMOBILES

Car Philippe Rahmy n’avait jamais voyagé, avant de répondre à l’invitation en résidence de l’Association des écrivains de Shanghai, à l’automne 2011. Né en 1965 à Genève d’un père franco-égyptien et d’une mère allemande, égyptologue, licencié en philosophie et collaborateur du site remue.net, il est atteint de la maladie des os de verre. L’expérience de la douleur est au cœur de ses deux recueils poétiques, Mouvement par la fin et Demeure le corps (2005 et 2007, Ed. Cheyne), œuvres fortes de résistance où Rahmy écrit à partir du corps, où celui-ci se fait langue (Le Courrier du 10 mai 2008). Dans Béton armé, le corps reste forcément central: «Ma maladie me servira d’espéranto», se dit l’auteur avant le départ. «La douleur est une langue commune. Chaque rage de dents, chaque mal aux pieds, chaque souffrance fait écho à la douleur de naître.»

Surtout, c’est par ce corps qu’il fait l’expérience de Shanghai. Bien plus qu’un récit de voyage, Béton armé se présente comme l’immersion sensible d’un homme dans une ville-monde, avec sa solitude peuplée et ses images marquantes, ses rires et ses larmes. C’est aussi l’aventure d’un regard. Pendant ses années immobiles, Philippe Rahmy a voyagé grâce à la puissance de l’imaginaire, aux rêves, aux mots. «L’admirable de l’affaire est qu’il a transformé cet obstacle en liberté intérieure (...) et qu’avant de voir, il a pris le temps de construire un vrai regard», remarque Jean-Christophe Rufin dans sa préface. Vivant adulte le choc d’un premier voyage et la magie de la découverte, l’auteur les restitue avec ce point de vue neuf, partial bien sûr, mais qui captive justement par ses questionnements et ses éblouissements, sa générosité, sa culture, son humour, une immense curiosité et une sorte de douceur fraternelle.

Il raconte son hôtel pour hommes d’affaires, où chaque jour on glisse sous sa porte des prospectus de call-girls; les gratte-ciel de verre entre lesquels s’engouffre le vent, le mouvement incessant de la rue, le ballet des cerfs-volants; mais aussi les rencontres entre écrivains chinois et français, les vieux dans les parcs, les fêtes traditionnelles, les ouvriers par millions, cette fille qui entame un strip-tease dans le métro, les inquiétants gamins dans un magasin Apple, les gens qui mangent accroupis au coin des rues, cet homme qui sauce son plat avec du papier journal, une soirée d’expatriés, une jeune soldate qui fume ou encore un fitness où les sportifs ont des allures de robots. Sa Chine, telle qu’elle l’a transformé corps et âme, telle qu’elle le dévore, recouvrant le bruissement de ses pensées.

LES PHRASES, TIGES D'ACIER

L’aventure de Philippe Rahmy passe par les mots, elle est aussi celle des mots. Il s’agit de «voyager à travers le langage comme à travers le paysage». Il évoque une scène saisissante de son enfance alitée, quand sa mère lui faisait la lecture: au fur et à mesure des textes, ses blessures se raréfient. Une fois fini Le Grand Meaulnes, il se lève. «Tout se passait comme si j’avais été une masse inerte dépourvue de charpente, une sorte de ciment liquide dans lequel les phrases se plantaient comme des tiges d’acier. Peu à peu, ces barres compactes de lettres ont remplacé mon maigre squelette.»

Corps et mots fusionnent. A Shanghai, il promène un corps «structuré par les phrases», et la mégapole surgit alors comme un miroir dont les images le traversent et où il finit par se voir lui-même. Lui et la ville sont deux édifices «remplis de voix humaines», «un grand vide dans une enveloppe de béton armé». Elle est le texte qu’il porte en lui. On savoure cet entrelacement du dehors et du dedans, du regard et de l’objet, cette danse entre la ville, le corps et l’écriture. «Ce qu’on écrit dépasse ce qu’on est», note encore Philippe Rahmy. Béton armé en est la preuve éclatante.

 

Philippe Rahmy, Béton armé, préface de Jean-Christophe Rufin, Ed. La Table ronde, 2013, 203 pp.

Philippe Rahmy a également publié ce printemps Corps au miroir, avec des peintures au lait sur papier noir de la plasticienne Sabine Oppliger (Ed. Encre et Lumière).

www.rahmyfiction.net

http://www.lecourrier.ch/113734/shanghai_ville_miroir

Le Livre sur les quais.

Philippe Rahmy participe à deux tables rondes ce week-end à Morges:

> «Fascinés par l’ailleurs», samedi à 16h30 à la Librairie, avec François Debluë et Patrick Delachaux;

> «Le corps de l’écriture», dimanche à 16h30 au Grenier bernois, avec Nicolas de Tonnac.

lelivresurlesquais.ch