Ballade rugueuse et sensuelle

On se souvient de son Ecrivain suisse allemand (Ed. d’autre part, 2012). Cette histoire d’une étonnante amitié entre un écrivain célèbre et un paysan de montagne, portée par une langue à la syntaxe chahutée, empreinte d’oralité, lui valut le Prix Dentan 2013 (Le Courrier du 19 janvier 2013). Lui-même écrivain-paysan et éleveur de chevaux Franches-Montagnes, Jean-Pierre Rochat est de retour avec Journal amoureux d’un boucher de campagne, nouvelle déclinaison des relations à la terre, aux femmes et à l’écriture, où l’on retrouve sa prose abrupte et sensuelle.


Le narrateur est bouchoyeur depuis ses 12 ans, quand ses parents l’ont confié à son oncle Marc car il séchait l’école. Elevé par ce rude colosse au grand cœur, il le seconde dans ses tournées chez les paysans du coin pour tuer cochons et cabris. Jusqu’à ce qu’il hérite, beaucoup trop tôt, du domaine de l’oncle, décédé d’une manière atroce qu’on découvrira au fil des quatre chapitres qui structurent l’ouvrage, chacun centré sur une figure féminine. Car cette mort singulière devient l’axe d’un journal amoureux qui célèbre la vie, l’ombre distillée par petites touches derrière les rencontres lumineuses. Entre le Val-de-Travers et le lac de Bienne se dessine ainsi une éducation sentimentale en même temps que le tableau d’un monde en voie de disparition.


C’est en effet un narrateur vieillissant qui se retourne sur les femmes qui ont marqué sa vie pleine et laborieuse, paysannes ­solides ou jeunes amoureuses d’alors et d’aujourd’hui – il écrit, lui aussi, et découvre les pouvoirs d’attraction de la littérature... Mais au-delà des éblouissements éphémères, il recevra pour finir le cadeau inattendu d’une «vieille jument éperdument amoureuse». «Juste, ses yeux me sourient, il y a de la légèreté, de l’énergie, du plaisir d’être en action, nous espérons, du bois, que ça ne s’arrêtera jamais, qu’on peut à deux petits vieux aller toujours, dans les foins, dans les moissons, dans les regains, les patates et la Saint-Martin, qu’à force de courage et de ténacité on gagne une éternité de fruit sec dont la saveur se rit des dates de conservation.»


De son écriture ample et syncopée, avec ses images fortes, sa manière rugueuse et charnelle de parler des bêtes, de la terre et des corps, sa distance tantôt amusée tantôt émue, Jean-Pierre Rochat mêle de façon unique âpreté des travaux quotidiens et grâce pudique dans l’évocation des sentiments.

 

JEAN-PIERRE ROCHAT, JOURNAL AMOUREUX D’UN BOUCHER DE CAMPAGNE, ED. LA CHAMBRE D’ECHOS, 2014, 73 PP.

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