Les confessions d’un pauvre type

On adore ses personnages fantasques et rebelles, les filles qui grimpent aux arbres et inventent des histoires de Deux Sœurs (2011), le rêveur paresseux de Cher Boniface (2009), tous amoureux des livres et de la liberté, antidotes aux technocrates, au quotidien gris et aux convenances. Mais dans Le Tapis de course, c’est justement cet autre point de vue qu’a choisi Michel Layaz: son narrateur est le responsable en chef du «Secteur Littérature et Philosophie de la grande bibliothèque» (le plus prestigieux). Froid et dédaigneux, il affiche sa culture pour mieux humilier son monde, vit sans amour avec son épouse laide et leurs deux fils, bardé dans une routine implacable qui le protège contre tout imprévu. Ce rabat-joie terne et mesquin va pourtant voir une faille se dessiner dans sa vie: un jour, au supermarché, un jeune homme le traite calmement de «pauvre type». Un constat sans appel face auquel il reste muet. Mais la phrase le hantera durablement, au point qu’il commence à parler à son dictaphone lors des trajets qui le mènent à son travail. Une fenêtre va-t-elle s’ouvrir en lui? La muraille est épaisse...

C’est avec délice qu’on plonge dans l’intimité rigide de cet homme peu aimable, qui se livre sans fard dans la coquille de sa voiture. Il ne cache ni son mépris des autres (ses collègues ou sa famille, où surgissent deux sœurs bien connues...), ni sa prétention, se délectant au contraire de ses piques assassines. Chaque soir, il court en intérieur ses 15 kilomètres, douleur exquise qui forge un homme: «Une longue fréquentation du tapis de course est indispensable pour saisir comment la résistance morale amène dans le corps cette souffrance saine, la chair cinglée dans toutes sortes de sensations qui font zigzaguer entre extase et désespoir.» La course est une ascèse, la dureté mène à une forme de pureté, et la régularité de son existence est sa force, reconnaît l’odieux personnage. Au fil de son monologue, la brèche ouverte par le «pauvre type» va pourtant s’agrandir. Derrière le vernis glacial, on devine ses peurs et sa lâcheté, sa jalousie, ses capitulations. La carapace finira par se fissurer.

Michel Layaz évite l’écueil de la caricature par une langue riche et chatoyante, qui n’enferme son personnage ni dans la posture du méchant ni dans celle de la victime. On n’est pas non plus ici dans le registre de la rédemption, et la transformation du narrateur n’a rien de spectaculaire. Il reste jusqu’au bout ambigu, contradictoire, imprévisible. Et l’insulte première, de pathétique blessure d’orgueil, creuse simplement son sillon comme l’eau d’un ruisseau fait son lit, de manière imperceptible et patiente, jusqu’à mettre au jour quelques trésors insoupçonnés. Jouissif.

 

MICHEL LAYAZ, LE TAPIS DE COURSE, ED. ZOE, 2013, 158 PP.

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