L’enfer, c’est soi-même

FRANCE  Pierre Mérot dépeint la dérive raciste, dépressive et alcoolisée d’un prof dans «Toute la noirceur du monde», roman qui explore la logique réductrice de la haine. Eprouvant.

 

Le livre a fait couler beaucoup d’encre avant même sa parution, polémique à la française qui lui assure un joli coup de pub. Toute la noirceur du monde n’a pourtant pas besoin de cela, tant ses qualités littéraires sont évidentes – il fait d’ailleurs partie de la première sélection du Prix Décembre. Reste que Pierre Mérot s’est senti tenu de clarifier sa position dans une brève préface: «Faut-il donc redire à des yeux sourds qu’un roman est une fiction, que son auteur ne saurait en aucun cas être confondu avec son narrateur ou son personnage, que la littérature a produit, Dieu merci, bon nombre de créatures monstrueuses et surtout qu’elle est un art libre et moqueur, se fichant pas mal d’on ne sait quel ordre moral, fade et restrictif, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, qu’on voudrait la voir défendre?»

Il fallait malheureusement le rappeler, en effet. Car le sujet de son roman – un prof qui bascule dans la violence et l’extrême droite – a fait peur à plus d’un éditeur. Gallimard tout d’abord, où il était soutenu par Philippe Sollers et Richard Millet. Mais après l’affaire du même nom – Millet avait fait scandale il y a un an en signant un Eloge littéraire d’Anders Breivik, où il rendait hommage au tueur norvégien d’Utoya, puis avait démissionné –, la maison avait renoncé à publier Toute la noirceur du monde. Stock l’avait alors accepté; mais après le décès de l’éditeur Jean-Marc Roberts, son successeur Manuel Carcassonne est revenu sur cette décision. Le roman de Pierre Mérot paraît pour finir chez Flammarion, et on peut enfin découvrir l’objet du délit.

DEGOÛT DE SOI ET DES AUTRES

Le propos est sombre, c’est vrai, violent et désabusé. Le narrateur, Jean Valmore, veuf depuis une dizaine d’années, est prof de philosophie dans un lycée de la banlieue parisienne et auteur de romans noirs refusés par les éditeurs. Un jour, alors qu’il enseigne à une «classe atrocement inculte», «un ramassis de pétasses et de paresseux gavés de séries américaines, de téléréalité, de SMS, de chewing-gums et de Coran, incapables de distinguer un point d’une virgule», un jour, donc, il craque et s’emporte contre une élève musulmane. Scandale au sein de l’établissement. Pour ce quinquagénaire écœuré par la médiocrité des élèves et de ses collègues, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il se met en congé maladie. Marre d’être honnête, scrupuleux, timide et soumis, assez de la morale, des règles de politesse, des mous et des gentils! L’ancien prof de gauche décide qu’il est temps de laisser libre cours à ses désirs criminels et prend sa carte du Front national, accompagnant sa demande d’une longue lettre à la Présidente au «charme baraqué et grave». Dans le même élan, il vire sa maîtresse Hélène, dont il ne supporte plus l’apathie.

Il sera déçu par le parti – le tractage n’est pas son truc – et se lie bientôt à des extrémistes rencontrés au bar des Prédateurs, à Pigalle – parmi eux, des flics. Entre soirées alcoolisées, ratonnades nocturnes, sexe avec une ex-élève qui fait le trottoir, une séance assez hilarante chez le psy et une brève reprise des cours – qui lui donne l’occasion de prêter Elephant de Gus Van Sant, sur la tuerie de Columbine, à un élève admirateur des dictateurs –, Valmore tire sur tout ce qui bouge. Les femmes, l’école, les étrangers, la bêtise, l’hypocrisie, sa propre mère... rien n’échappe à sa verve amère et haineuse, que Pierre Mérot dévide avec talent et un humour certain.

Jean Valmore, désinhibé, bascule ainsi dans une folie meurtrière à coups de grandes rasades d’alcool, au rythme de Bach et de la «musique formidablement entraînante de la Waffen-SS». Sans livrer de véritable justification de ses actes, il semble mû par un plaisir funeste, emporté dans une fuite en avant dévastatrice et autodestructrice – il s’est d’ailleurs procuré un pistolet Glock et a plus d’une fois la tentation de se «GLOCKER» (sic).

«Je suis une personnalité parfaitement coupée en deux – ombre et lumière, Dr Jekyll et Mr Hyde, si l’on veut», avertissait-il d’emblée. Et c’est aussi ce qui fait l’intérêt du roman. Car ce personnage monstrueux est également drôle et cultivé, dépressif et d’une ironie salutaire, sans pitié pour toutes les petitesses contemporaines. Souvent, il est traversé d’une nostalgie déchirante au souvenir de Judith, sa femme aimée (et juive), «boule d’amour et de lumière», et rêve avec tendresse de son père décédé qui lui apparaît sous la forme d’un homme-tortue. Enfin, il est trop individualiste pour s’identifier aux extrémistes de tout poil. Son combat est solitaire, plus intime que politique. C’est son dégoût de lui-même et des autres qu’il transforme en haine.

AUCUNE LUMIERE

«Il est intéressant d’être du mauvais côté. Il est intéressant d’avoir tort», constate Valmore. La posture permet en tous cas à Pierre Mérot de mettre en scène une société gagnée par la peur et le mépris de l’autre. Il brosse également un portrait à charge des militants d’extrême droite – entre l’exagération des traits de son narrateur, les pontes du parti et leurs partouzes convenues dans un château de la haute, et les petites frappes incultes, stupides et avinées qui vont casser de l’Arabe dans les ruelles sombres. Aucune lumière, au bout de ce tunnel. Toute la noirceur du monde est une lecture éprouvante par cette absence d’espoir et la solitude de son narrateur, par le triomphe de la haine qui réduit le réel et les êtres à des clichés.

Pourtant... Dans les coulées et le rythme ample de sa propre langue, à travers son humour aussi, Pierre Mérot semble démentir que tout est aussi noir et vain. Car on retrouve ici les envolées généreuses de l’auteur d’Arkansas (Le Courrier du 6 septembre 2008), le lyrisme désespéré et alcoolisé de son narrateur, et sa poésie, qui mêle trivialité et fulgurances même au cœur des ténèbres.

 

Pierre Mérot, Toute la noirceur du monde, Ed. Flammarion, 2013, 237 pp.

http://www.lecourrier.ch/114317/l_enfer_c_est_soi_meme