Flamboyante Louise Erdrich

«DANS LE SILENCE DU VENT» La romancière américano-indienne signe une histoire de crime, de justice et de vengeance racontée par un jeune adolescent de la tribu ojibwe. Superbe.

 

Un dimanche après-midi de mai 1988, Joe arrache les jeunes plants d’arbres qui se sont insinués dans les fondations de la maison familiale. Il s’applique, dans le calme et le silence de cette réserve ojibwe du Dakota du Nord. Son père, juge tribal déjà âgé, fait la sieste, et sa mère Geraldine est partie chercher un dossier au bureau du recensement où elle travaille. Elle tarde à rentrer. Ce jour-là sera le dernier de l’innocence du garçon, brutalement expulsé de l’enfance: sa mère rentre défaite et couverte de sang. Elle a été violée dans des circonstances mystérieuses.

Louise Erdrich prête magistralement sa voix à ce jeune ado de 13 ans, narrateur terriblement attachant de Dans le Silence du vent. Le roman se concentre sur l’été qui suit le drame. Alors que la cellule familiale implose, que sa mère s’enferme dans le mutisme, Joe mènera son enquête. Avec son père tout d’abord, épluchant les anciens dossiers du juge, puis avec ses trois amis Cappy, Zack et Angus. Profitant de la liberté des grandes vacances, ils sillonnent la réserve à vélo en quête d’indices et vivent aussi leurs premières expériences d’adolescents – révoltes, bêtises, désirs, qu’Erdrich dépeint de façon incroyablement juste.

SYSTEME INIQUE

On les suit donc dans la chaleur des rues poussiéreuses, aux confins des grandes plaines, entre le chantier et l’église, au bord du lac, dans la forêt et sur la colline où est perchée la maison-ronde... C’est aux abords de cet ancien lieu de culte qu’a eu lieu l’agression. Il est situé au bout des terres ojibwe – où s’applique la justice tribale, sauf s’il s’agit d’un Blanc –, et en lisière d’un terrain privé et d’un parc régional, où s’applique la loi de l’Etat. Or Geraldine ne sait pas précisément où elle a été violée: elle avait la tête recouverte d’une taie d’oreiller. Ainsi, quand le coupable est enfin identifié, il est relâché faute de savoir de quelle juridiction il répond. Cynique, il revient traîner dans la réserve...

«L’enchevêtrement de lois qui dans les affaires de viol fait obstacle aux poursuites judiciaires sur de nombreuses réserves existe toujours», note Louise Erdrich dans sa postface, citant un rapport de 2009 d’Amnesty International selon lequel une Amérindienne sur trois sera violée au cours de sa vie: l’écrasante majorité de ces agresseurs sont des hommes non-amérindiens, et peu d’entre eux sont poursuivis en justice. Dans le Silence du vent s’inspire ainsi d’une multitude d’affaires, de rapports et de récits, pour dénoncer un système toujours inique – malgré la signature du Tribal Law and Order Act en 2010, qui étend les compétences des tribunaux tribaux.

Ces questions touchent Louise Erdrich dans sa chair: née en 1954 dans le Minnesota, ojibwe par sa mère, germano-américaine par son père, elle a grandi dans une réserve du Dakota du Nord. On la compare souvent à Toni Morrison: outre son lyrisme puissant, ses images intenses et l’architecture magistrale de ses récits, son œuvre fait entendre la voix d’une Amérique oubliée. Depuis Love Medicine (1984, National Book Critics Award), elle tisse les thèmes de l’injustice et de la quête d’identité aux mythes anciens, et bâtit une œuvre singulière et marquante sous les auspices revendiqués de William Faulkner et de Gabriel García Márquez.

Alors, que se passe-t-il quand la société des adultes est incapable de rendre justice? Quel impact cela a-t-il au sein d’une famille? Joe doit-il se venger et enfreindre la loi pour sauver les siens, au nom d’une éthique supérieure au droit? Ces questions fondamentales sous-tendent le roman. Mais il ne se réduit pas à une enquête policière, loin de là. Si la recherche du violeur et de son mobile sont l’un des fils rouges que déroule Louise Erdrich, Dans le Silence du vent est une œuvre vaste comme les terres américaines, qui brosse un somptueux portrait de la réserve.

DES PERSONNAGES INOUBLIABLES

Les portes y sont toujours ouvertes et les familles nombreuses, Geraldine en sait quelque chose: spécialiste des appartenances tribales, elle connait les secrets (parfois dangereux) de la communauté et l’embrouillamini des réseaux familiaux – le registre des naissances est explosif, qui révèle les enfants nés de l’adultère, du viol, de l’inceste, des curés ou des religieuses... C’est ainsi un monde vivant, bigarré, aux personnages inoubliables, qui se dessine dans le sillage de Joe.

Il y a ses amis Cappy, Zack et Angus bien sûr, si solidaires, mais aussi les familles élargies de chacun, pleines d’enfants, d’oncles et de tantes qui se réunissent lors des anniversaires et des pow wows annuels. On rit avec la grand-mère irrévérencieuse au langage cru, intarissable sur ses nombreux amants; on rêve avec le grand-père Mooshum, dépositaire de la mémoire de la tribu, qui dévoile les mythes cachés infusant le quotidien: dans son sommeil, il raconte l’histoire de Nanapush et du dernier bison, qui déboucha sur la construction de la maison-ronde.

Il y a aussi l’oncle Whitey et sa compagne, la sexy Sonja – Joe travaillera dans leur station service, jusqu’au moment où elle se fait maltraiter par un Whitey jaloux et ivre. Quant à Randall, il perpétue les traditions par sa loge de sudation et ses danses rituelles. On croise encore le prêtre Travis, aux muscles inquiétants, un groupe de jeunes chrétiens qui font œuvre missionnaire, et surtout Linda: Blanche adoptée dans la réserve, elle livrera la clé d’une partie du mystère, qui prend racine dans la mémoire de la tribu.

VIOLENCE ET GENEROSITE

Louise Erdrich dessine un monde fascinant, truffé d’imprévus et de folie, de magie douce et de rêves, de violence et de générosité, qu’on n’a pas envie de quitter. Elle décrit également avec une grande finesse la complexité des sentiments de Joe – ses relations à son père si droit, à sa mère en dérive, sa colère, sa solitude –, sans jamais s’appesantir: ces passages se fondent dans le récit des péripéties, se font moteur de l’action. Superbe à tous points de vue, Dans le Silence du vent a reçu en 2012 le National Book Award, la plus prestigieuse distinction littéraire étasunienne, ainsi que l’American Booksellers Award, et a été élu meilleur livre de l’année par les libraires américains.

 

Louise Erdrich, Dans le Silence du vent, traduit de l’américain par Isabelle Reinharez,  Ed. Albin Michel, 2013, 462 pp.

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