De la boue transmuée en or

«MUDWOMAN» La si parfaite Meredith, jeune présidente d’une grande université des Etats-Unis, est rattrapée par les démons de son passé. Joyce Carol Oates livre un roman d’une éblouissante noirceur.

 

Son nom a circulé la semaine dernière parmi les papables pour le Prix Nobel de littérature, attribué au final à la Canadienne Alice Munro. Ce n’était pas la première fois. Car le sombre génie de Joyce Carol Oates rayonne dans une œuvre riche d’une centaine de titres depuis la publication, en 1963, de son recueil de nouvelles By the North Gate. Romans et essais, polars sous différents pseudonymes, nouvelles, poésie et théâtre, l’Américaine excelle dans tous les genres au rythme de plusieurs livres par an – déjà trois cette année! Prix Femina étranger 2005 pour Les Chutes, mondialement saluée pour Blonde en 2000, où elle se mettait en plus de 1000 pages dans la peau de Marylin, elle décrypte inlassablement le surgissement de la violence au sein de la famille, du couple, de la société tout entière. Mais c’est toujours l’individu qui prime: l’écrivaine de 75 ans porte un regard acéré sur la société contemporaine en explorant ses failles à travers les désirs, les combats et les paradoxes de personnages étonnants.

Dans Mudwoman, c’est dans les abîmes de Meredith que le lecteur ravi se laisse entraîner. Paru aux Etats-Unis en 2012, le roman vient de sortir chez Philippe Rey, éditeur d’une vingtaine de ses livres – il a publié en mars dernier Le Mystérieux Mr Kidder, où une Lolita postmoderne rencontre un vieux monsieur très distingué, et début octobre les nouvelles de Cher époux, qui dépeignent d’angoissantes relations avec une noirceur sidérante.

FILLETTE MIRACULEE

Froideur et sauvagerie sont aussi au cœur de Mudwoman. Derrière ce surnom aux accents de super-héroïne se cache Meredith Ruth Neukirchen, ou M.R. comme l’appellent ses collègues, brillante universitaire qui revient de loin: elle était toute petite quand sa mère démente l’a abandonnée dans les marais des Adirondacks, la jetant au bas d’une pente après lui avoir coupé les cheveux et les ongles jusqu’au sang. «Tu dois être préparée», lui a-t-elle dit avant de la tirer vers la mort au nom de Dieu – elle avait déjà enfermé sa sœur dans un frigo jeté dans les mêmes marais de la Black Snake River. Miraculeusement sauvée de la boue par un jeune homme attardé guidé par les cris du Roi des corbeaux, puis confiée à une famille d’accueil chaotique mais bienveillante, la petite Mudgirl sera finalement adoptée par un couple de quakers aimants et cultivés.

Ceux-ci l’élèvent dans des valeurs de tolérance et de compassion qui opposent la lumière aux ténèbres d’où elle vient, et dans le silence – on ne reparle pas du passé. Mudgirl devient Meredith, étudiante surdouée, et obtient une bourse dans une prestigieuse université – première trahison vis-à-vis de ses parents, qui rêvent de la voir enseigner dans leur petite ville de Carthage. Travailleuse et amicale, fiable, passionnée et éloquente, elle finit par être nommée présidente d’une université de renom, première femme élue à ce poste aux Etats-Unis. Un vrai conte de fées! Mais par hasard, son discours inaugural a lieu dans une ville proche des marais de son enfance. Arrivée un peu en avance, M.R. s’éclipse, loue une voiture et se met en quête de la Black Snake River... Dès lors, son univers maîtrisé et son impeccable efficacité vont se lézarder.

LA BOUE PRIMITIVE

Dans un entretien paru dans Libération, Joyce Carol Oates dit avoir eu l’idée de Mudwoman grâce à une image obsédante vue en rêve: «Une femme assise à une table, brillante, accomplie, mais seule, avec de la boue sur le visage.» Cette boue primitive est celle de son passé, qui va ressurgir alors que tout semble lui réussir. Confrontée aux rivalités internes à l’université et à la méfiance de ses pontes, à la malveillance d’un étudiant fragile et revendicateur, à l’isolement dû à sa charge – son amant secret, un astronome marié et perdu dans «les profondeurs de l’Univers», vit loin –, la jeune femme progressiste et si parfaite semble peu à peu perdre pied et va commettre ses premières erreurs.

Joyce Carol Oates crée une atmosphère claustrophobe où les bribes du passé de M.R. et ses rêves alarmants semblent envahir toujours davantage son quotidien, diffusant leur sombre inquiétude dans la trame de ses lourdes responsabilités. Et la lumineuse présidente de se transformer en jeune femme envahie par le doute, menaçant de s’enfoncer dans cette boue remontée des profondeurs. Dans ce roman de l’enfance blessée, Oates explore les gouffres du passé tout en laissant planer des zones d’ombre. Alternant les temporalités, elle privilégie une construction éclatée, miroir brisé qui réfléchit à la fois l’instabilité de Meredith et son vacillement psychique; elle éclaire ainsi crûment la solitude de M.R., en soulignant les fissures qui se glissent dans son âme et la collision irrémédiable entre son enfance et le présent.

TABLEAU DES ETATS-UNIS

Outre le magnifique portrait de cette femme qui a percé le plafond de verre, Oates brosse en arrière-plan un tableau sans fard des Etats-Unis à la veille de la guerre en Irak. A l’université, les franges conservatrices et va-t-en-guerre se heurtent aux progressistes autour du 11-Septembre, des mensonges de l’administration Bush et de la guerre «préventive» contre l’Irak. M.R., tenue par son devoir de réserve, se fait piéger par sa bonne foi tandis que la question est posée du financement et de la démocratisation des études universitaires dans un système privé où elles sont hors de prix. L’auteure décrit également les petites villes de l’Amérique, les zones défavorisées, la précarité d’une grande partie de la population, autant d’observations acérées du quotidien dessinant par bribes une civilisation qui semble, elle aussi, s’enfoncer dans la boue.

Mudwoman diffuse au final un sentiment d’étrangeté et une certaine froideur, comme si le livre lui-même souffrait d’instabilité et de fondations pathologiques. Sous le vernis d’une machine efficace et bien huilée, il laisse affleurer des précipices insondables. Le subtil malaise qui s’en dégage n’en est que plus dérangeant.

 

Joyce Carol Oates, Mudwoman, traduit de l’américain par Claude Seban, Ed. Philippe Rey, 2013, 576 pp.

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