Régime sévère

En Russie, Oleg Pavlov s’est fait connaître par trois romans qui plongent au cœur de l’armée russe, dans les régions reculées d’Asie centrale où militaires et détenus finissent par se confondre. Conte militaire (écrit à l’âge de 24 ans), L’Affaire Matiouchine et Le Banquet du neuvième jour (Prix Booker russe 2002) ont été réunis en un volume chez Noir sur Blanc en 2012. On y découvrait l’absurdité délirante et la brutalité de la vie militaire, Oleg Pavlov se révélant par ailleurs remarquable portraitiste. Il inaugurait ainsi une «prose confessionnelle» qui déploie aujourd’hui toute sa puissance dérangeante dans Journal d’un gardien d’hôpital. Entre 1994 et 1997, à son retour du service militaire, il travaille comme vigile dans un hôpital moscovite et tient des notes au jour le jour afin de tenir le coup. Ces fragments, publiés quatorze ans plus tard, jettent une lumière crue sur la crise économique, sociale et morale de la Russie post-perestroïka.
Les scènes se succèdent, décousues, qui décrivent de manière clinique un quotidien marqué par la pénurie et la précarité. L’hôpital est le lieu où afflue la misère nouvelle qui frappe le pays: les sans-abris tentent d’y trouver refuge et sont rejetés sans ménagement à la rue même en plein hiver, l’alcool et la drogue font des ravages, le personnel vole tant qu’il peut à la cantine et, après la hausse des transports publics, un billet coûte plus cher que le salaire des aides-soignantes... Infirmières et médecins se montrent la plupart du temps dépourvus d’empathie, voire cruels, les faits rapportés se révélant parfois insoutenables, parfois drôles à force d’énormité. C’est qu’à côtoyer la douleur et la mort, une distance s’instaure et peut générer des moments cocasses, esquissés avec une grande économie de moyens par celui qui est aussi polémiste et essayiste – «Quelqu’un a dit qu’il y avait un castrat à la morgue – et tout le monde a couru le regarder.»
Oleg Pavlov évoque ainsi les patients, les cadavres, les liftiers et concierges, ceux qui se sont installé un coin dans les sous-sols pour y vivre contre de menus services, le tout sans commentaire ni jugement. De fait, il s’efface de son sujet – «J’avais l’impression d’entendre, de voir, de ressentir – et de ne pas exister», écrit-il d’ailleurs dans une dernière partie sous-titrée «En guise de postface». Car ce n’est pas de lui dont il se souvient chaque soir après ses gardes, mais des visages, des scènes, en observateur d’une zone tenue sous contrôle. Livre-choc, Journal d’un gardien d’hôpital se conclut sur un noir constat. «La douleur – il n’y a rien d’autre. Et cela, c’était le régime hospitalier. Il a toujours été ainsi, sans doute: un régime sévère.»

 

OLEG PAVlOV, JOURNAL D’UN GARDIEN D’HOPITAL, TR. DU RUSSE PAR ANNE-MARIE TATSIS-BOTTON, ED. NOIR SUR BLANC, 2015, 118 PP.

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