La prison, lieu de l’utopie

«L’UNIVERSITE DE REBIBBIA» Dans l’Italie des années de plomb, Goliarda Sapienza est incarcérée dans la plus grande prison de femmes du pays. Elle fait de cette réclusion une formidable école de vie et de liberté.

 

Pour des oreilles italiennes, le titre doit sonner à peu près comme «l’université de Fleury-Mérogis». Dans L’Université de Rebibbia, Goliarda Sapienza raconte en effet son séjour dans la plus grande prison de femmes d’Italie, en 1980. Agée de 56 ans, elle a volé des bijoux à une riche amie lors d’une soirée, un geste qu’elle n’explique pas et qu’il est difficile d’interpréter. Acte de désespoir, appel à l’aide? Ce serait «pour provoquer son arrestation et une rupture dans sa vie alors en crise», note en liminaire son éditeur français. Car c’est une femme épuisée moralement qui entre en prison: elle vient de passer dix ans à écrire son chef-d’œuvre L’Art de la joie, hymne libertaire et libertin qui traverse les remous du XXe siècle et se voit refusé par tous les éditeurs. A Rebibbia, Goliarda Sapienza transformera son enfermement en une école de liberté et de rébellion. Publié en Italie en 1983 par les prestigieuses Editions Rizzoli, son récit autobiographique enthousiasme aussitôt le public et la critique. Il sera son premier et son dernier succès littéraire, puisque Rizzoli refuse toujours L’Art de la joie, qui paraîtra seulement après son décès en 1996.

L’Université de Rebibbia est une incroyable plongée dans le monde carcéral de l’Italie des années de plomb, où les détenues politiques sont enfermées aux côtés des délinquantes et autres marginales. «Je voulais seulement, en entrant ici, prendre le pouls de notre pays, savoir à quel point en sont les choses, écrit Sapienza. La prison a toujours été et sera toujours la fièvre qui révèle la maladie du corps social.» Elle y côtoie les proscrites d’une société marquée par la violence de l’activisme politique, par la précarité et les inégalités. Intellectuelles d’extrême-gauche, prostituées, gitanes et voleuses, toutes classes sociales et toutes générations confondues, elles forment  un microcosme à part, avec ses lois et ses espaces de liberté.

REFLEXION SUR LA RECLUSION

 Le récit offre une immersion inédite dans cette «prison-modèle» – on y a instauré certaines réformes, dont les détenues se moquent. Les prisons sont de «vraies grandes villes», constate Goliarda Sapienza, qui dépeint l’architecture hallucinante du bâtiment, ses différents niveaux et les coursives autour du puits central, les filets métalliques entre les étages, dans lesquels les détenues lancent toutes sortes d’objets – quand ce n’est pas elles-mêmes –, la cour de promenade, etc. Dans les cellules tapissées d’images de femmes, les prisonnières ne sont enfermées que la nuit; le jour, la vie foisonne, bruyante, chaotique, exubérante sous le regard des gardiennes – de jeunes diplômées qui n’ont pas réussi à trouver un travail. Rebibbia est un navire immense, un monde clos et bigarré  où le temps et l’espace n’ont plus rien à voir avec ceux du dehors.

C’est dans cet univers que débarque Goliarda, après une angoissante période en isolement. Au fil de ses découvertes et des péripéties du quotidien, elle développera une réflexion singulière sur la réclusion. Elle partage d’abord sa cellule avec l’eunuque Annunzione et la droguée Marrò, qui la prennent en affection. L’écrivaine est élégante, ses habits bien coupés, sa manière de parler trahit son origine cultivée tandis que le dialecte et l’argot résonnent alentour. Elle montre pourtant une candeur, une curiosité et un sens de l’empathie qui touchent ses codétenues et lui ouvrent différents milieux. Elle se liera aussi avec un petit groupe qui mêle intellectuelles et droits communs. Il y a là les politiques: la jeune Marcella, si mûre, Roberta, la douce et violente révolutionnaire. Mais aussi Barbara, qui jouait à Bonnie and Clyde avec son homme, la sublime Ornella et ses deux disciples qui ne la quittent pas d’une semelle, ou encore Ramona la gitane, à la voix déchirante. Toutes mangent le dimanche chez ­Suzie Wong, trafiquante de drogue asiatique. On y parle politique, cinéma, amour et sexualité dans une atmosphère privilégiée qui fait oublier la violence du lieu.

POTENTIEL REVOLUTIONNAIRE

Goliarda Sapienza s’émerveillle devant ces femmes qui, avec quelques tissus colorés, transforment une cellule en «un milieu vivifiant d’échanges intellectuels et de méditations»: elles témoignent de cette quête de voies différentes pour «exister avec soi-même et avec les autres». Les femmes supportent mieux la prison, remarque Roberta. Alors que les hommes se massacrent, «nous savons rendre créative la journée heure après heure, et pas seulement ici...» Serait-ce qu’elles ont les qualités de leur «passé d’esclaves» et savent occuper leurs mains et leur esprit pour rendre la vie supportable? Quoiqu’il en soit, l’auteure voit dans cette vie communautaire une utopie possible, un espoir: «En ce lieu se réalise – même si c’est par des voies détournées – le seul potentiel révolutionnaire qui échappe encore au nivellement et à la banalisation presque totale qui triomphe au dehors.» Et d’épingler les révolutionnaires de l’extérieur, ces «professeurs d’utopie» misanthropes qui ont trahi leurs idéaux aussitôt au pouvoir, «après des décennies d’appels fondés sur la notion abstraite de liberté, d’abolition des classes, sur le droit de tous à tout avoir». Au final, ils méprisent le peuple et enferment ceux qui dérangent, tandis que la prison devient le lieu de l’expérimentation révolutionnaire.

 La solidarité y est par moments totale, par exemple autour de cette Africaine enceinte qui fait la grève de la faim, ou de Barbara qui organise son «suicide» pour sortir de ces murs. Les prisonnières connaissent encore l’art de l’attention à l’autre et savent que «de la condition psychique de l’une peut dépendre celle des autres». Du coup, si les classes sociales restent insurmontables même ici, les détenues vont aussi au-delà. Milieux sociaux, dialectes et éducation sont balayés «comme d’inutiles camouflages des vraies forces (et exigences) des profondeurs: cela fait de Rebibbia une grande université cosmopolite où chacun, s’il le veut, peut apprendre le langage premier». Celui des émotions, «simple et profond».

Il ­­n’y a pas de vie sans communauté, dira Roberta, évoquant le syndrome tabou de l’attachement à la prison, où il est possible d’exister et de trouver sa place dans le miroir des autres. Et c’est bien cette extraordinaire université, où elle prend «un cours accéléré de vie», qui sauvera Goliarda Sapienza de la dépression.

 

Goliarda Sapienza, L’Université de Rebibbia, tr. de l’italien par Nathalie Castagné, Ed. Attila / Le Tripode, 2013, 240 pp.

Lire aussi.

> Goliarda Sapienza, L’Art de la joie, trad. de l’italien par Nathalie Castagné, Ed. Viviane Hamy, 2005, 638 pp.

> Le Fil d’une vie, trad. de l’italien par Nathalie Castagné, Ed. Viviane Hamy, 2008, 256 pp. Ce livre rassemble les écrits autobiographiques Lettre ouverte (Lettera aperta) et Le Fil de midi (Il filo di mezzogiorno).

> Moi, Jean Gabin, tr. de l’italien par Nathalie Castagné, Ed. Attila / Le Tripode, 2012, 176 pp.

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