Par-delà le cynisme et le désenchantement

«CE QU’IL RESTE DES MOTS» Face au drame de Sierre, Matthieu Mégevand refuse l’impuissance des mots et se lance dans une quête de sens qui convoque penseurs et écrivains. Un passionnant roman philosophique.

 

On se souvient encore du drame de Sierre, ce terrible accident d’autocar où vingt-deux enfants belges ont perdu la vie. C’était le 13 mars 2012, ils rentraient de vacances de neige, leur car lancé à 100 km/h avait percuté de plein fouet le mur d’un tunnel. L’enquête n’a pas pu trouver de causes à l’accident: le véhicule et la chaussée étaient en parfait état, le chauffeur sobre, les limitations de vitesse respectées. Aucune faute, aucune raison, aucun coupable: le choc est plus brutal encore, le mal surgit dans une gratuité nue, absurde, intolérable. Après les paroles et les rituels de deuils, seuls demeurent un silence insupportable et un criant sentiment d’injustice devant le néant. «Que peut-on dire sur ce qui ne dit rien?» Face à cette aporie, Matthieu Mégevand refuse de se résigner. Les mots sont-ils impuissants? Il vaut en tous cas la peine de livrer bataille. L’auteur genevois se lance alors dans une quête philosophique et romanesque autour de la question du sens, qui convoque penseurs, écrivains, artistes et amis proches. A tout juste 30 ans, il signe avec Ce qu’il reste des mots – son troisième livre après Jardin secret et Les deux aveugles de Jéricho – un roman passionnant, qui allie réflexion et autofiction et se lit comme une enquête très intime sur des interrogations fondamentales.

Quel est le sens de l’existence? Pourquoi le malheur? Comment Dieu peut-il permettre un tel drame? Que signifie le mal? A partir du fait divers, Matthieu Mégevand enquête dans les grands textes en limier du verbe et de la pensée, ouvre des pistes, alterne réflexions, fiction et dialogues philosophiques. Il connaît sa matière, lui qui a étudié la philosophie et l’histoire des religions, et l’agence de manière vivante et personnelle.

«S'EMOUVOIR, ET PRODUIRE DE L'AMOUR»

Le premier professeur interrogé joue le rôle d’aiguillon. Philosophe du langage, ce logicien a consacré plus de trente ans à l’étude du sens et écrit au narrateur: «Pour moi la mort est un événement comme un autre, et peu importe sous quelle description on meurt. Entre naissance et mort on peut avoir du bon temps et du mauvais temps, mais il n’y a aucun mal dans le monde. Ni aucun bien d’ailleurs.» C’est contre cette rationalité matérialiste que le narrateur va mobiliser ses ressources. Il lit le poète Philippe Jaccottet, évoque Melancholia de Lars von Trier, se sent proche de Wittgenstein qui pressentait une dimension ineffable au-delà de la limitation des mots. Il interroge un ami médecin souvent confronté à la mort, découvre chez Camus une révolte pleine de beauté et d’exaltation malgré l’absurde. Il trouve aussi une réponse possible auprès de son amie Hannah, lumineuse musicienne dont les chansons ouvrent un monde auquel le langage n’a pas accès. Il interroge encore Spinoza, Sénèque ou Nietzsche, le Jésus de l’Evangile de Luc, la religion catholique. Mais aussi l’idée même de Dieu, avec l’aide du philosophe juif Hans Jonas qui oppose à sa toute-puissance un «dynamisme créateur». Bref, il essaie les pensées comme il le ferait d’un habit tantôt trop juste, tantôt trop lâche, et sa quête de sens se double d’une quête d’identité. Quand Hannah tombe malade, il vivra ces questions dans sa chair et trouvera l’amour au fond du désespoir.

Au terme de son voyage philosophique, Matthieu Mégevand pressent en effet un noyau qui échappe aux constructions symboliques et au langage, une forme de transcendance qui n’a rien à voir avec la religion et n’est pas non plus une consolation. Tout comme il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu ni de son absence, aucun logarithme ne saura jamais expliquer «ce qui, en nous, aussi profondément, avec cette puissance et cette ténacité, nous soulève et nous embellit». Il touche là, de manière vécue et non théorique, quelque chose qui résiste «contre tout ce qui s’acharne, aveuglément ou consciemment, à détruire et à humilier. Par-delà la vacuité, le nihilisme et l’absurdité. A rebours du cynisme et du désenchantement. Malgré le drame de Sierre. S’émerveiller, s’émouvoir, et produire de l’amour. Notre unique réponse.»

 

Matthieu Mégevand, Ce qu’il reste des mots, Ed. Fayard, 2013, 209 pp.

http://www.lecourrier.ch/116166/par_dela_le_cynisme_et_le_desenchantement