Ramuz réinventé 

LITTERATURE La publication des Œuvres complètes de C. F. Ramuz est achevée: ces 29 tomes, qui dévoilent beaucoup d’inédits, ouvrent de nouvelles perspectives sur l’écrivain vaudois. Aperçus avec les chercheurs Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann.

 

Le 29e et dernier volume des Œuvres complètes de Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) vient de paraître aux Editions Slatkine, mettant un terme à un chantier titanesque entamé en 1997. «Notes anciennes et textes retrouvés» rassemble des écrits de jeunesse, tous inédits: y figure un roman de 1904, des nouvelles ou encore des Notes sur le Louvre, autant de manuscrits trouvés lors de la dernière année de recherche dans les gigantesques archives ramuziennes – plus de 60 000 pages, un fonds qui reposait à La Muette, la maison familiale de Ramuz à Pully. C’est donc un véritable chantier qui s’achève, pour lequel ont œuvré une quarantaine de chercheurs suisses et français pendant quinze ans (lire ci-dessous). Il a débouché sur deux volumes rassemblant 22 romans de Ramuz dans la collection La Pléiade chez Gallimard, ainsi que sur ces 29 tomes des Œuvres complètes chez Slatkine.

Mais cet aboutissement n’est pas vraiment une fin: il ouvre de nouvelles perspectives dans la compréhension de l’œuvre de Ramuz et nuance quelque peu l’image publique qu’il s’était forgée. «Ces volumes éclairent de nouvelles facettes de l’écrivain», se réjouit Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes (CRLR) et responsable de l’édition des Œuvres complètes avec le professeur Roger Francillon. «Ils contiennent beaucoup d’inédits – neuf romans, plusieurs dizaines de nouvelles, l’ensemble des écrits de jeunesse, des essais et des écrits autobiographiques – qui nous donnent une meilleure connaissance de l’ensemble.» Le regard sur l’homme et sa construction en tant qu’écrivain a évolué au cours des dernières années, tout comme celui sur l’œuvre elle-même, qui intègre à présent les inédits. Jusque-là totalement inconnus, ils s’inscrivent désormais dans la progression et l’esthétique de Ramuz. «Ils nous permettent également de mieux prendre la mesure de la constance de sa recherche, note Daniel Maggetti. Il ne cessait d’explorer la langue, de s’essayer à de nouveaux genres, de nouveaux styles.»

MULTIPLES VERSIONS

Ce champ à présent accessible attend l’investissement des chercheurs. Car même si les notices qui accompagnent les textes sont fouillées, beaucoup reste à étudier. «Il y a des périodes où Ramuz n’a rien publié mais énormément écrit, relève Daniel Maggetti. Autre exemple: le roman Adam et Eve a été rédigé sur sept ans, ses réécritures font 800 pages...» Car Ramuz est un travailleur acharné, qui reprend sans fin ses manuscrits et modifie ses romans entre chaque édition. Ainsi, les textes bougent d’une parution à l’autre. La Pléiade a choisi de publier les romans dans leur version des années 1940-41, celles des Œuvres complètes publiées à l’époque par Henri-Louis Mermod. Slatkine privilégie quant à elle les versions originales. Ses Œuvres complètes sont donc classées par genre (les romans à la fin, délai imposé par La Pléiade) et par ordre chronologique, ce qui permet aussi d’insérer plus facilement les inédits.

«On lit par exemple dans La Pléiade l’Aline de 1941, et chez Slatkine sa version de 1905, explique Daniel Maggetti. Mais deux autres versions ont été publiées entre ces deux dates. Pour Farinet ou la fausse monnaie, il manque carrément un chapitre entier selon que le livre s’adresse à un public suisse ou parisien.» Les 22 romans représentent en fait 78 textes différents! Comment faire pour rendre compte de toutes ces variantes? Le salut viendra d’un logiciel d’analyse de textes baptisé Medite, capable de comparer les versions entre elles – un programme mis au point à l’origine par un mathématicien pour comparer des courbes ADN, adapté aux textes littéraires.

Les romans publiés chez Slatkine sont dès lors accompagnés de CD-Rom qui en affichent les variantes. «Nous avons pu retracer l’histoire de chaque texte, se félicite Daniel Maggetti. Il est à présent possible de comparer génétiquement, de façon très concrète, l’Aline de 1905 et celle de 1920, par exemple.» Les CD-Rom contiennent également les fac-similés des manuscrits des romans inédits, in extenso. «Ce sont des versions de travail où plusieurs variantes cohabitent, des textes achevés mais sous forme de premiers jets: le CD permet de voir comment a été établi le texte publié au net dans les Œuvres complètes.»

INTERET DOCUMENTAIRE

Si Ramuz avait choisi de ne pas publier ces textes, était-il judicieux de le faire? Quel intérêt esthétique et scientifique ont des romans jugés non aboutis par leur auteur? Les chercheurs ont décidé de ne publier qu’une petite partie des inédits, ceux réellement achevés – beaucoup ne le sont pas. «Davantage que pour leur valeur esthétique, ils sont importants du point de vue documentaire, par ce qu’ils donnent à voir», précise M. Maggetti. Ils révèlent le travail sur le texte, le processus même d’écriture, les thématiques récurrentes. Ainsi, dans Construction de la maison (1914), Ramuz s’aventure au cœur de Lavaux pour la première fois; une approche qui ne sera pas retenue mais dont la possibilité éclaire le cheminement de l’auteur. Fait frappant: sa dimension tragique et pessimiste est apparue avec davantage d’ampleur dans les inédits, où un arrière-plan philosophique très sombre coexiste avec les célébrations des beautés de la nature, publiées pendant la même période.

Dans Travail dans les gravières (1921), par exemple, le personnage est confronté à l’absurdité de l’existence. Ramuz y creuse à l’extrême la condition de l’homme abandonné à lui-même. Le cas le plus extraordinaire est celui du roman Posés les uns à côté des autres, qui a été repris de manière obsessionnelle pendant vingt ans. «Il est significatif de voir quels sont les thèmes autant retravaillés, sur un temps si long.» En l’occurrence, le roman montre des êtres séparés, l’impossible communication. Il a été dactylographié et était prêt à la publication, mais Ramuz y a renoncé. «Il a repris ensuite certains de ses chapitres comme des textes en soi, en a transformé certains en nouvelles.»

Autant de pépites à découvrir, de romans à lire ou relire. Sans compter que cette édition est une mine d’or pour les enseignants, maillon essentiel de la transmission des textes, qui ont à présent un riche corpus à disposition pour toucher les nouvelles générations de lecteurs. Côté français, Ramuz fait son chemin grâce aux universitaires qui l’ont pris comme objet de recherches et l’intègrent dans leur corpus d’études. Se pose à présent la question de son édition en poche, afin de le faire lire plus largement.

 

Le chantier Ramuz

En 1997, le Centre de recherches sur les lettres romandes de l’université de Lausanne (CRLR), dirigé alors par Doris Jakubec, reçoit le mandat de classer, recenser et numériser les immenses archives de l’écrivain: plus de 60 000 pages conservées dans sa maison La Muette à Pully, où habitent encore sa fille Marianne et son petit-fils Guido Olivieri – décédés depuis lors. Cet immense travail s’achève en 1999. Un comité scientifique est alors formé pour mener à bien l’édition de La Pléiade et celle des Œuvres complètes.

Doris Jakubec dirige les deux volumes de La Pléiade, qui paraissent en 2005. Ils réunissent les 22 romans de Ramuz publiés entre 1905 (Aline) et 1942 (La Guerre aux papiers), accompagnés d’un appareil critique relativement léger. Et c’est Roger Francillon, à l’époque vice-président de la Fondation C. F. Ramuz et professeur à Zurich, qui prend en charge l’édition des Œuvres complètes, direction qu’il partage avec Daniel Maggetti, actuel directeur du CRLR.

Les trois premiers volumes, soit l’intégralité du Journal, paraissent également en 2005. Suivront des textes de jeunesse, cinq volumes de «Nouvelles et morceaux», un de «Poésie et théâtre», quatre d’«Articles et chroniques», trois d’«Essais» et un volume d’«Ecrits autobiographiques». Dès le tome 19 et jusqu’au 28, place à la publication des «Romans», après un délai imposé par Gallimard pour ne pas concurrencer La Pléiade. En plus des 22 romans publiés dans la prestigieuse collection, les Œuvres complètes offrent neuf romans rédigés mais abandonnés par Ramuz, six romans inachevés ainsi qu’un important corpus de variantes.

Le coût du «chantier Ramuz» se monte à 4,7 millions de francs. Une quarantaine de spécialistes suisses et français y ont travaillé pendant quinze ans, et beaucoup de jeunes chercheurs s’y sont fait les armes. Il a été financé par le Fonds national de la recherche scientifique, la BCV, le canton de Vaud et de nombreuses fondations.

 

Les vies «gigognes» de Charles Ferdinand

C’est un Ramuz complexe, pétri de sentiments, souvent paradoxal, vivant et si humain qui surgit dans Vies de C. F. Ramuz à travers un montage d’images inédit. Signé par Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes (CRLR), et par Stéphane Pétermann, responsable de recherche au CRLR, le beau livre met en scène l’homme et l’écrivain à travers le regard, davantage que par la lecture des textes. Il montre un autre aspect de l’exploitation de l’ouverture de La Muette: en étudiant le vaste corpus des archives ramuziennes qui dormait depuis des décennies dans la maison de l’écrivain, les chercheurs ont aussi eu accès à des documents biographiques inédits qui leur ont permis de confirmer et compléter peu à peu une vision de l’homme méconnue du public.

En guise de bilan provisoire au chantier Ramuz, les auteurs ont voulu profiter de cette iconographie passionnante. «Nous souhaitions réunir les moyens de mieux comprendre Ramuz, en le donnant à voir, par une sorte de mise en scène entièrement fondée sur la reproduction d’images et de documents», écrivent-ils. Vies de C.F. Ramuz suscite l’émotion en faisant dialoguer des documents de types différents – photographies, fac-similés de notes, lettres et manuscrits de Ramuz, ces derniers par ailleurs très beaux et soignés par leur calligraphie comme par le choix des papiers et des couleurs. L’ouvrage souligne certains paradoxes inhérents à la trajectoire de l’auteur et se lit comme une «pièce en cinq actes dont chacun peint une facette du personnage, en révélant les tensions qui le traversent, voire qui le constituent». Quelques questions à Stéphane Pétermann.

Avez-vous découvert un Ramuz intime que vous ne soupçonniez pas, dans les documents biographiques de La Muette?

Stéphane Pétermann: Les nouveaux documents mis en évidence ici sont les lettres à sa famille et des photos dans le cadre privé, qui donnent en effet de Ramuz une vision plus nuancée. On le voit notamment en père de famille soucieux, en grand-père attentif. L’idée était d’aborder différentes facettes d’un auteur auquel colle une image plutôt monolithique et sclérosée – l’artisan dans son atelier, l’auteur de récits de montagne, etc. Nous voulions rafraîchir cette image, montrer les contradictions à l’œuvre dans sa vie. Ainsi, son rapport au travail et à ses origines sociales est complexe.

Le fils d’épicier Charles Ramuz, issu de la bonne société protestante vaudoise, devient en effet C. F. Ramuz, artiste qui revendique sa singularité et fait volontiers l’apologie d’une «marginalité inclassable»...

– Il a beaucoup travaillé à la mise en place de sa posture d’écrivain qui s’est construit tout seul, alors qu’il côtoie une famille d’esprit prestigieuse qui contribue aussi à assoir son statut – Stravinsky, Auberjonois, Ansermet, Claudel, Cocteau, Giono, Paulhan... Mais «C. F. Ramuz» marque la naissance d’un auteur qui se veut libre de toute influence extérieure à sa quête. Cet anticonformisme affiché n’est pourtant pas synonyme de bohème: Ramuz gère très bien ses affaires et négocie âprement ses droits. S’il veut que son œuvre ait un sens esthétique et philosophique, elle doit aussi être synonyme de rendement. Il a en quelque sorte créé sa petite entreprise et contrôle toute la chaîne de fabrication du livre, de l’écriture à la diffusion en passant par la typographie et la publicité.

La publication de son Journal n’avait-elle pas déjà contribué à donner de Ramuz une image moins «statufiée»?

– Ramuz était très pudique, il ne montrait pas son état de faiblesse, ne livrait jamais son intimité. Ses écrits autobiographiques eux-mêmes donnent peu accès à des éléments très personnels. Ils revisitent le parcours de vie d’un écrivain pour faire passer une image, imposer au public une vision de soi: comment il s’est constitué écrivain en allant à Paris, comment la ville l’a révélé à lui-même, etc. Une Main (1933) est en revanche un texte plus personnel, écrit après une fracture de l’humérus qui l’a empêché de travailler quelque temps. Le public entre dans l’intimité de la rééducation et a dû être surpris par ce «je».

Quant au Journal, une partie a été publiée de son vivant: à la fin des Œuvres complètes éditées par Henri-Louis Mermod en 1940-41 étaient insérés des extraits choisis du Journal, destinés à forger de Ramuz une image qui lui convenait. Ce n’était pas les passages les plus intimes. Après sa mort, Mermod a publié en 1949 la dernière partie du Journal, les années 1942-47, des pages plus personnelles. Enfin, en 2005, il est sorti dans son intégralité chez Slatkine. On y a découvert la prégnance et l’omniprésence du travail dans le quotidien de Ramuz. A la fin de sa vie, il n'a plus fait que cela. Progressivement, sa vie d'homme s’est confondue avec son travail d’écrivain. Cela avait d’ailleurs été mis en lumière par Georges Duplain dans la biographie qu’il lui a consacrée en 1991.

On est ici face à un autre paradoxe: Ramuz s’est plongé totalement dans son œuvre, et remet en question cet engagement à la fin de sa vie.

– C’est ce qu’il décrit dans la dernière partie de son Journal. A la fin de sa vie, il est confronté à la diminution de ses capacités physiques et mentales, à l’approche de la mort. Il pose alors sur toute sa vie un regard pessimiste. Il était concentré sur l’idée d’une œuvre à laquelle on sacrifie tout, très jeune déjà, dès les années 1910. Quand il vit à Paris par exemple, il s’enferme dans sa chambre pour travailler avec une volonté de se plonger tout entier dans la création. Au final, il se rend compte qu’il a tout misé sur l’écriture, et que cela n’a servi à rien: il éprouve le sentiment angoissant que cet immense effort ouvre sur le néant. Il voulait laisser une trace qui résiste au temps, vaincre la mort par ce biais-là. Tout en étant convaincu de la grandeur de son œuvre, il doit bien constater que cela ne suffit pas, qu’il va mourir, et que son travail acharné l’a fait passer à côté de certaines choses. La grande maîtrise et sa totale implication dans son travail sont allées en parallèle à une sclérose de ses relations et de sa psychologie. Il s’est coupé de l’extérieur, y compris de ses amis proches, qu’il ne voit plus. Ses dernières lettres révèlent une grande solitude.

A-t-il finalement davantage vécu à travers ses personnages, dans ses lieux rêvés?

– Il confie ses peurs, ses espoirs et ses angoisses à ses personnages. Même dans ses fictions, où l’on ne trouve pourtant pas beaucoup de matière autobiographique, il y a bon nombre éléments de l’ordre de la transposition. Il l’écrit, d’ailleurs: il doit vivre avec ses personnages. Il plonge ainsi dans ce monde de papier plus intensément que dans sa vie personnelle.

On le remarque surtout dans les textes inédits des années 1920 à 1940, Posés les uns à côté des autres ou Travail dans les gravières, qui ne sont pas publiés sans doute parce qu’il y met beaucoup de lui-même. On y retrouve l’expression d’un grand pessimisme, une vision noire de l’existence. Commercialement, c’était aussi moins vendeur. Car il ne faut pas oublier que Derborence, La Grande Peur dans la montagne et Si le Soleil ne revenait pas sont également écrits dans le but d’être des succès commerciaux. Dans les romans publiés, on retrouve bien sûr les thèmes de l’absurdité et de la vacuité de l’existence, de la solitude, de la séparation entre les êtres, mais cette vision est toujours nuancée par des éléments qui viennent la racheter, la compenser. Alors qu’elle est uniformément noire dans certains inédits.     

 

C. F. Ramuz, «Notes anciennes et textes retrouvés», Œuvres complètes Vol. XXIX, textes établis, annotés et présentés par Anne-Lise Delacrétaz, Claudine Gaetzi, Daniel Maggetti, Stéphane Pétermann et Laura Saggiorato, Ed. Slatkine, 2013, 522 pp.

Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann, Vies de C. F. Ramuz, Ed. Slatkine, 2013, 191 pp.

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