Enchantée et aérienne

«Elle vogue, elle nage, elle bondit dans un lait de grisaille, de fleurs et de soleil. Sa tête bourdonne d’exultation et du vrombissement des insectes. Et l’espoir croît en elle, toujours plus fort, toujours plus fou – que son corps se dissolve dans cet orbe lacté, dans ce poudroiement d’or et de pollen, qu’il soit projeté hors de cette nébuleuse pour jaillir en plein ciel et y filer au large, filer sans fin comme un oiseau qui jamais ne se pose.» La petite Lili se balance sous un vaste marronnier jusqu’à s’étourdir, jouissance violente qui s’achève en un faisceau d’angoisse et un saignement de nez. Elle vient d’apprendre la mort de sa mère, dont elle ne garde aucun souvenir puisqu’elle est partie peu après sa naissance. C’est ce manque initial que Sylvie Germain tisse au fil de Petites scènes capitales qui se concentrent sur les instants marquants de la vie de Lili, de sa petite enfance à son âge mûr, de l’après-guerre à l’après-Mai 68.

Le monde s’ouvre en même temps que la fillette grandit, et c’est avec une finesse extraordinaire que l’écrivaine française décrit cette existence suspendue dans une attente indéfinie, son équilibre délicat entre effroi et enchantement. Les scènes fondatrices, tragiques ou banales, sont au nombre de 49, qui structurent le roman en autant de tableaux impressionnistes faits de deuils et de renaissances. Il y a le sentiment de solitude de Lili, qui vit avec son père, puis le quotidien dans la famille recomposée, aux côtés de la belle Viviane et de ses quatre enfants, le sentiment d’exclusion de la fillette, la découverte de l’amour et de l’art, qui donnent accès à une forme d’harmonie au milieu des drames familiaux et amoureux, il y a aussi la marginalité choisie et l’expérience renouvelée de la perte, jusqu’à la scène finale qui mêle sérénité, liberté d’être et humour de façon aussi simple qu’éclatante. «La liberté, comme l’amour, a un coût, celui de l’intranquillité, ni l’un ni l’autre ne sont jamais acquis.» C’est bien cette quête qui anime Lili-Barbara (deux prénoms qui trahissent ce mouvement), tandis que la prose aérienne de Sylvie Germain suit sa trajectoire à la fois minuscule et digne. Auteure d’une trentaine d’ouvrages, Goncourt des lycéens pour Magnus en 2005, elle sculpte des instants avec une rare intensité, dans une écriture qui capte l’essence des choses en alliant émotion et lucidité, précision très concrète et élans vers le ciel, sensualité et musicalité.

 

SYLVIE GERMAIN, PETITES SCÈNES CAPITALES, ED. ALBIN MICHEL, 2013, 247 PP.

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