Entre les bretelles d’autoroute, l’enfer

Week-end du 15 août, le soleil fait vibrer l’air au-dessus de l’asphalte surchauffé. Cela fait des mois que Pierre vit sur les aires d’autoroute, dans sa voiture, amaigri, bientôt à bout. Sa femme Ingrid l’attend dans leur salon dévasté, ivre du matin au soir. Entre aires de repos, échangeurs, toilettes publiques et cafétérias, sous l’écrasante canicule, Pierre espère trouver une trace, un indice, quelqu’un qui sait, qui a vu quelque chose: c’est dans ce monde de transit que leur petite Lucie a disparu il y a six mois.
Or ce week-end là, Marie ne revient pas à l’heure dite vers ses parents, absorbés par une dispute conjugale dans une cafétéria d’autoroute. Pierre sent alors qu’il n’a jamais été aussi près de celui qu’il cherche. On suit alternativement sa traque et celle que mène la police – le capitaine Julie Martinez et son partenaire Thierry Gaspard, avec leur désir qui fera des étincelles –, mais aussi les errances de sa femme et celles du deuxième couple détruit, les espoirs d’une prostituée transsexuelle, le petit monde féroce et exploité des employés du restoroute, ou encore les rêves du psychopathe lui-même... Et l’étau se resserre tandis qu’évoluent les personnages et leurs relations, dans un sombre ballet mené de main de maître par Joseph Incardona.
Peu de lueurs en effet dans le monde clos qui définit le cadre du neuvième roman de l’auteur et cinéaste genevois: c’est un no mans’ land livide traversé par les vacanciers, peuplé de routiers et de travailleurs frustrés, habité par des êtres en marge – gitans, prostituées –, où l’on croise aussi quelques personnages et motifs empruntés à Autoroute de François Bon (Seuil, 1999). Sur la laideur du paysage se dessinent des solitudes absolues et des désirs brutaux, se dévoilent le manque d’amour et une sexualité triste. Les limites entre le bien et le mal semblent fondre avec le béton brûlant: on y sacrifie les enfants par amour, tandis que part en lambeaux le mythe de la famille heureuse.
Trop noir? Peut-être, mais efficace: phrases brèves, rythme haché, l’écriture de Joseph Incardona est tranchante et rapide, elle a le don de faire surgir des images, des odeurs, un malaise palpable, en mêlant action et digressions existentielles. On pense à certains romans de Michel Houellebecq: Derrière les panneaux il y a des hommes est la photographie d’un monde contemporain terne et sans transcendance, où la chair est glauque et l’amour un mensonge. Mais ici, si le sens a déserté, c’est qu’il avait d’abord existé. Et c’est ce qui porte toujours Pierre à l’heure de régler les comptes...

 

JOSEPH INCARDONA, DERRIERE LES PANNEAUX, IL Y A DES HOMMES, ED. FINITUDE, 2015, 277 PP.

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