Zschokke ou la «gaieté lucide»

«COURRIERS DE BERLIN» Les mails de Matthias Zschokke à son ami Niels Höfner sont réunis en un volume aussi imposant qu’irrésistible. Entre humour et désespoir, bienvenue dans le labotaroire de l’auteur bernois.

 

«Je deviens lentement ligneux et geignard. Pas de courrier, pas de mail, je sombre dans le trou postmoderne de janvier. Je ne peux rien t’écrire.» «Je vais aller au café Internet et chercher un appartement à Berlin – j’ai entendu dire que c’était possible (à la maison, je ne fais pas ce genre de tentatives; je ne veux pas ennuyer mon ordinateur avec ces bêtises).» «Ici il neige, pas encore vraiment le moment de penser à la mort, je me sens pour le moment plutôt en bonne santé.» «Qu’est-ce que tu fabriques encore? Tu sais pourtant comme je suis curieux! Quels arbres déracines-tu quotidiennement? Pendant douze heures? Que peut-il bien faire, que pense-t-il, que concocte-t-il, je me le demande du matin au soir et j’en deviens tout pâle.» C’est avec délice qu’on découvre les 1500 mails que Matthias Zschokke a adressés à son ami Niels Höpfner entre octobre 2002 et juillet 2009, publiés aujourd’hui en français dans Courriers de Berlin aux Editions Zoé. Un imposant volume pourtant tout en légèreté, duquel il est difficile de s’extraire tant la forme brève et fragmentée des mails impose son rythme alerte, et tant captivent l’humour et les savoureuses anecdotes de ces textes au jour le jour.

«EGOCENTRIQUE ET EXTRAVAGANT»

Car l’entreprise est unique. Matthias Zschokke rencontre Niels Höpfner peu après la parution de son premier roman, Max, en 1982. L’écrivain bernois s’est installé à Berlin deux ans auparavant, le critique et publiciste vit à Cologne: ils entament très vite une correspondance presque quotidienne, échangeant pas moins de 3000 lettres et fax entre 1982 et 2002, raconte Niels Höpfner sur le site qu’il a consacré à Zschokke, Un doux rebelle (Ein sanfter Rebell). Ce dialogue de vingt ans ne s’interrompt pas à l’ère d’internet, bien au contraire, les deux amis s’écrivant alors des milliers de courriers électroniques. «J’ai réussi à le convaincre de partager ces mails qui m’enchantent depuis des années et de les publier», écrit Niels Höpfner dans son introduction à Courriers de Berlin. Le tout forme un «recueil d’histoires sui generis, le livre des mille et un jours, poursuit-il. Il est excentrique, égocentrique et extravagant. Il submerge le lecteur.» On ne peut que lui donner raison.

Courriers de Berlin est une première, tant dans le style que dans le fond. On y retrouve le ton unique de Matthias Zschokke, ce mélange de mélancolie et d’autodérision qui distingue aussi ses œuvres de fiction, et qu’on a aimé récemment dans Maurice à la poule (Zoé, Prix Femina étranger 2009) ou dans Circulations (Zoé, 2011). Le livre n’est ni un journal – monologue sans destinataire direct – ni un blog – écrit pour être lu. Non destinés à être publiés, ces échanges ont une fraîcheur et une spontanéité épatantes. C’est leur vivacité qui relance l’écriture, qui l’anime. Zschokke s’emporte et s’enthousiasme, répond par des revers aux piques de son ami – dont les réponses, absentes, se laissent aisément deviner.

La forme a été «lissée», les courriers ont été «concentrés et distillés jusqu’au noyau», écrit Niels Höpfner dans sa présentation. Mais ces coupes n’enlèvent rien

à une ampleur qui participe aussi de la poétique du texte: «Une anthologie étique ne représenterait qu’un petit ruisseau de cette épopée sans rendre compte du maelström du temps, note-t-il encore. Le livre change la perspective qui conduit au roman.» C’est qu’il dessine l’écoulement du temps, esquisse peu à peu une vision du monde et de la littérature, en dialogue avec ce qui s’écrit, se filme, se joue au même moment. Le tout forme un «essai monumental sur la culture d’aujourd’hui et ses fabricants», nous dit l’éditeur.

LES HAUTS ET LES BAS

Car Matthias Zschokke lit beaucoup, sort au théâtre, au cinéma, à l’opéra, et partage avec son ami ses avis passionnés – toujours finement tournés et parfois lapidaires. Si plusieurs de ses pairs sont égratignés au passage, de Peter Stamm à Elias Canetti en passant par Christa Wolf et Botho Strauss, sans oublier... Goethe (le livre a suscité quelques remous au moment de sa parution dans le monde germanophone), Zschokke sait aussi dire son admiration, pour un Handke, un Walser ou un Genazino.

Pétri de doutes, en proie à des soucis financiers récurrents, il conserve avec le monde une distance qui confère à son regard une lucidité singulière, à la fois drôle et douloureuse, aussi acérée que réjouissante, érudite et sensible. La forme de la correspondance permet par ailleurs de sauter joyeusement du coq-à-l’âne, reflet du quotidien dans ses multiples dimensions. Matthias Zschokke évoque les hauts et les bas de son humeur avec un jubilatoire sens de la formule. On le suit dans ses démêlés avec son ordinateur, dans sa recherche de financement pour un projet de film, dans ses relations à son éditeur et ses pannes d’écriture. Il se passionne pour toutes sortes de sujets, du choix de ses vêtements à celui d’un restaurant, des questions politiques à celles sur le lieu où il ferait bon vivre.

SENTIMENT D'INADEQUATION

Car Berlin devient chère, il y fait froid l’hiver, et l’auteur voyage beaucoup, invité en résidence ou à des lectures. Il séjournera ainsi à Amman, New York ou Budapest – villes évoquées dans son faux guide de voyage Circulations. C’est souvent avec angoisse qu’il aborde ces rivages inconnus, en proie à un sentiment aigu d’inadéquation, avant de se laisser séduire par les rencontres et les lieux. De même, les lectures s’avèrent la plupart du temps un supplice, se déroulent parfois devant des rangées presque vides. «J’ai ennuyé les gens d’une voix entourée, étranglée, et je les ai fait toussoter (c’était affreux, la rafale de toux que j’ai déclenchée)...» Mais elles réservent aussi leur lot d’instants privilégiés, tout comme le quotidien offre d’intenses moments de poésie, d’émotion, de beauté pure et de drôlerie.

Ainsi, derrière les déclarations désespérées fuse toujours l’humour, flèche qui ne rate jamais sa cible, pirouette d’un auteur qui a érigé l’autodérision en art de vivre. Mélange étonnant de gaieté, de profondeur et de désenchantement, Courriers de Berlin fourmille de récits comme s’il était le creuset où se fabriquent les fictions, et trace à la fois le roman d’une époque et une poétologie personnelle. Irrésistible.

 

Matthias Zschokke, Courriers de Berlin, tr. de l’allemand par Isabelle Rüf, Ed. Zoé, 2014, 861 pp.

http://www.lecourrier.ch/117637/zschokke_ou_la_gaiete_lucide