Une affaire de style

C’est le transport qui importe, pas la destination. Alexandre Friederich a acheté dix-sept billets d’avion easyJet, pour autant de villes reliées arbitrairement sur vingt jours de voyage. Son but: passer le plus de temps possible dans les avions. Il raconte cette expérience en trente-deux vignettes dans easyJet, un petit livre sec à l’ironie salutaire paru sous la couverture soignée des éditions françaises Allia – elle respecte la corporate identity de la compagnie, orange de fond compris. Ce n’est pas la première fois que l’auteur établi à Fribourg puise dans son expérience matière à littérature. Mentionnons seulement Ogrorog (Ed. des Sauvages, Prix Dentan ex-æquo 2011), où il traversait la France à vélo afin de voir la forêt et de rejoindre une maison, s’interrogeant au fil des kilomètres sur les rapports de force qui régissent les liens sociaux. Ce grand cycliste a donc troqué le rythme du pédalier pour les ambiances anonymes et feutrées des aérogares. Mais le voyage reste matière à réflexions philosophiques. C’est qu’easyJet, «en somme et au final, c’est une affaire de style».

Car la compagnie, davantage qu’un transporteur, est aussi un style de vie. Elle convoie chaque année 50 millions de personnes, pour vacances ou pour affaires: afin d’atteindre un tel succès, elle a dû transformer l’avion et le voyage, à grand renfort de publicité, aidée par l’apparition d’internet. Voler est devenu un système qui suit une recette infaillible: «Simplifier l’offre, augmenter les contraintes, compresser les coûts, baisser les prix.» Son modèle est à présent la norme. Le passager, lui, doit se conformer aux procédures. Sous prétexte de sécurité, l’avionneur l’infantilise, le maltraite, le transforme en marchandise, use de mesures de rétorsion. «Conséquence de la perfection, la liberté souffre. (...) Le low cost offre ainsi une métaphore sans pareille de nos sociétés. Il invente de nouvelles techniques de conditionnement du passager – comme on parle de conditionnement du poulet.»

Entrelaçant historique de la compagnie, anecdotes de voyage, descriptions des hubs qui voient passer des milliers de ces nouveaux migrants et analyse sociologique, Alexandre Friederich esquisse une vision passablement sombre d’un présent où il devient difficile de résister à l’uniformisation des comportements et de la pensée, tandis que la globalisation économique amène dans son sillage une acculturation rampante. Le tout ne manque ni d’humour ni de cynisme, tandis que le style de l’auteur colle à merveille à son sujet. Phrases brèves et précises, rythme efficace, déroulement sans faille: il se fait le miroir d’une certaine froideur technologique pour brosser avec adresse le portrait d’une époque dont easyJet devient la métaphore.

 

ALEXANDRE FRIEDERICH, EASYJET, ÉD. ALLIA, 2014, 87 PP.

http://www.lecourrier.ch/117638/une_affaire_de_style