Locataires éternels

C’est le quatrième recueil de Silvia Härri, jeune poétesse qui enseigne l’italien et l’histoire de l’art au Collège, à Genève. Après Sur le fil, Balbutier l’absence, et Creuser les voix, après un détour par la nouvelle avec récemment Loin de soi, retour au poème, donc, avec le très beau Mention fragile, qui sonde l’effritement, la disparition, la perte et la nostalgie... à partir d’un événement aussi banal que prosaïque: un déménagement. Prix des écrivains genevois sur manuscrit en 2012, le recueil alterne poèmes et proses poétiques dans une langue limpide, avec une attention extrême aux détails du quotidien, lieux et objets, toutes choses concrètes dont la présence entêtante souligne notre fragile statut de locataires éphémères, d’éternels exilés sur cette Terre.

C’est donc parti pour un état des lieux, littéral et symbolique, d’une vie prise à son point de basculement, en plein processus de ­dépossession. «Déménager, une mort où l’agonie dure / le temps d’un carton.» Le vers n’a pas sa place dans cette forme d’inventaire qui ­démarre dans des parties intitulées «Devis», «Vitrification», «Ravages» ou «Voisine», avant de s’écouler sans titres pour dire les ­angoisses, les espoirs d’un renouveau, les fantômes qui demeurent et la déchirure qu’ouvre le départ dans la concrétude des jours. Dans ce deuil d’un passé, d’un amour et d’une partie de soi, que garder, que jeter, quelles traces laisser, quels objets?

D’où une extraordinaire minutie du détail, qui finit par transcender le trivial pour toucher à l’essence des émotions. Il y a «un tronçon de savon / la vitre embuée de la dernière douche / quelques gouttes d’eau / de sueur de larmes trois fois / rien», ailleurs «s’épanche un temps coulure / graisse suinte reflue / ça colle / jamais ça ne s’en va»; «les choses entrent par effraction / contre toi sinuent se préparent à l’attaque», tout comme les souvenirs, qui eux aussi «entrent par effraction / juste quand on voudrait s’en défaire / mais sans eux c’est toi qui te défais / te demandes si te taire ou parler...»

Silvia Härri trace peu à peu une expérience partagée, avec une déconcertante douceur qui n’empêche pas la force des images. Et si le temps du présent est celui du constat, il inscrit aussi les faits dans une durée plus mythique, voire biblique. Les miettes évoquent la multiplication des pains, débarrasser des objets mène à l’épure, à la libération, l’aspirateur se fait lare (Dieu romain protecteur du foyer domestique)... Jusqu’à la toute fin – «Ainsi ce fut le dernier jour» –, qui ouvre la possibilité d’un envol. Mention fragile est par ailleurs ponctué par trois dessins de Fausto Cennamo, dont les matières et les vibrations ­colorées ouvrent dans le texte des fenêtres méditatives (précisons que l’auteur est père du poète Laurent Cennamo, auteur d’un recueil sur ses dessins sur lequel nous reviendrons).

 

SILVIA HÄRRI, MENTION FRAGILE, PREFACE D'ANNE-CLAUDE LANG, ED. SAMIZDAT, 2013, 62 PP.

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