Le motif dans le tapis

Trois fils sont tissés dans le court récit autobiographique d’Arielle Meyer MacLeod: pour parler de la fin d’un amour, l’auteure convoque un article jamais terminé sur La Maison du Chat-qui-pelote, nouvelle qui inaugure La Comédie humaine de Balzac, et une subtile réflexion sur l’écriture de soi. C’est que l’enseignante et dramaturge genevoise sait qu’il est vain de vouloir écrire la vie telle qu’elle a été: «L’inscrire dans une forme, n’est-ce pas déjà la transfigurer, l’inventer même?» Puisque tout récit est forcément lacunaire, guidé par une mémoire défaillante «qui raconte finalement plus le présent que le passé», puisque l’humeur du moment et la suite des événements influencent aussi le regard qu’on porte sur lui, puisqu’il s’agit, enfin, de choisir quels faits retenir et comment les dire, c’est au fond sa propre identité, hétérogène et fragmentée, qui se construit et se reconstruit perpétuellement par l’écriture. Celle-ci est un travail de montage mais aussi une «activité herméneutique, celle des rabbins, des lecteurs, des spectateurs, des psychanalystes, et celle de chaque vie». Raconter sa vie permet d’en faire surgir le sens.

Dans Tourner la page (avec Balzac), le langage de la pensée alterne ainsi avec celui du cœur blessé et aide à surmonter la perte. Arielle Meyer MacLeod raconte sa rencontre avec P, plus jeune qu’elle déjà deux fois mère et qui ne souhaite pas s’engager. Il est chanteur lyrique, souvent en tournée, il lui fait longtemps la cour et ils commencent leur histoire d’amour un jour de février, à Paris. Elle évoque leur mariage, leur enfant, leurs voyages, la façon qu’elle a de se tenir toujours un peu à distance pour «ne pas être dupe», ne pas tomber tout à fait dans la «déraison de l’amour». «J’avais été flottante dans mes sentiments. Pendant dix ans, il a été le garant de notre lien.» Un jour, il la quitte. Abandon intolérable, deuil impossible qui la laisse incapable de tourner la page et fait remonter l’écho de pertes plus anciennes.

La Maison du Chat-qui-pelote offre un miroir, une mise en abyme où trouver sens et consolation, le texte de Balzac finissant par se mêler aux lignes d’Arielle Meyer MacLeod. Dans cette histoire, un jeune peintre est fasciné par la maison en question, qui ressemble déjà à un tableau, et par Augustine aperçue à la fenêtre. Il tombe amoureux de cette madone égarée dans une toile réaliste, lui vole son image en la peignant à son insu, l’épouse, mais finira par l’abandonner et déchirer son portrait. Augustine en mourra, «dépossédée de son image», «victime d’une tragédie de la représentation».

L’analyse littéraire et la réflexion sur l’autofiction (qui convoque en passant Paul Ricoeur, Annie Ernaux, Camille Laurens ou Philip Roth) permettent à Arielle Meyer MacLeod de développer un questionnement sur la représentation et l’interprétation – artistique, bien sûr, mais aussi amoureuse, et de soi-même. Car si «une vie est un récit», elle est aussi, comme un livre, une «œuvre ouverte que l’on remet sans cesse sur le métier, pour la tisser et faire apparaître la figure dans le tapis, figure mouvante et toujours insaisissable». Et c’est bien grâce à l’écriture que ce «motif dans le tapis» de la vie – titre de la fameuse nouvelle d’Henry James – se précise peu à peu, qu’une image se dessine dans la trame de ce récit à la fois sensible et érudit, tenu et sincère.

 

 ARIELLE MEYER MACLEOD, TOURNER LA PAGE (AVEC BALZAC), ED. ZOE, 2014, 107 PP.

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