Devenir fruit

«Nouer (v. intransitif): passer à l’état de fruit.» Dans Nouaison, la définition volée au dictionnaire se fait métaphore végétale pour évoquer la conception, ce quasi miracle inscrit à la fois dans la chair et dans le mystère, et qui sait se faire attendre. Auteure de poèmes et de nouvelles, la Genevoise Silvia Härri signe ici un très beau récit fragmentaire pour dire l’attente, la résignation, l’espoir puis la joie de la maternité, loin des images convenues et des bonheurs obligés.
Structuré en quatre parties, le recueil va du manque à la plénitude, de l’angoisse à l’allégresse, de l’étrangeté à la coïncidence à soi-même. Impossible, pour la protagoniste, de tomber enceinte, la faute à une anomalie décelée après une batterie de tests: un monde glacé et médicalisé accueille son désir d’enfant. Elle n’est qu’un corps défectueux, un cas. C’est à la troisième personne du singulier que Silvia Härri dit le vide et l’absence à soi, le décalage radical d’avec ses désirs, avant que le «tu» ne porte le récit dès lors que l’espoir se faufile, après l’opération.
Mais si son rêve se réalise, elle n’est pas pour autant libérée de la peur ni des blouses blanches. «Tout va bien, tout va bien, tout va toujours bien jusqu’à / Une coche dans le calendrier, une autre, le filigrane d’un profil.» Le compte à rebours a commencé, il ne faudrait pas que celui qui nage de l’autre côté vienne trop tôt... Lectures, attente, médicaments, espoir, le corps fragile et tout-puissant est à nouveau au cœur du récit. Mais à mesure qu’il prend plus de place, la pièce du petit reste vide. «Même quand il n’y aurait plus rien à craindre, vos mains pétries d’attente retiennent leurs gestes. (...) Vous ne voudriez pas mourir d’espoir.» La joie et la peur danseront jusqu’au bout serrées, jusqu’à cet accouchement terrible qui laisse la jeune mère sur le fil de la mort.
Pour parler de ce qui dépasse l’être mais s’ancre dans le corps, Silvia Härri mêle les registres, sa prose poétique contaminée de termes médicaux, pourtant toujours sensuelle, au plus juste des ambivalences de son personnage. C’est la vie qui triomphe. La dernière partie du livre se débarrasse peu à peu des oripeaux de l’angoisse pour évoquer en brefs tableaux des scènes banales et bouleversantes. L’irruption de la première personne du singulier est enfin possible: il y a cet autre en face d’elle qui lui donne existence, lui rend sa propre enfance. «Tu parles encore la langue des fleurs, des galets et de la fourmi, celle qui frémit de surprise et d’aventure. Tu nous berces de rouge pastèque, de cigale et de vent. On te l’envie un peu.» Ainsi, scandé par un refrain d’abord inquiétant où résonne masques, marelle, malchance, maman, marionnette et massacre, Nouaison s’achemine vers la douceur sans jamais perdre en tension.

 

SILVIA HÄRRI, NOUAISON, ÉD. BERNARD CAMPICHE, 2015, 98 PP.

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