Au-delà des images

Pierres que la mer a consumées. C’est sous ce titre énigmatique que le Genevois Laurent Cennamo publie son deuxième recueil poétique après Les Rideaux orange (Ed. Samizdat, 2011), qui avait reçu le Prix Pittard de l’Andelyn en 2012. Deux œuvres à résonance autobiographique. Si la première évoque son enfance, la seconde s’attache à la peinture de son père, Fausto Cennamo. Cinq de ses toiles sont au centre du livre, l’une s’affiche en couverture: des œuvres abstraites où les matières (papier kraft, carton, colle) forment des paysages, des déserts, des figures, et où les formes (angles, arrondis, aplats et épaisseurs) tour à tour s’attirent et se repoussent dans un jeu magnétique dont les lignes de force semblent dictées par la lumière. Une œuvre intime, où le «réel» ne pénètre pas: «Postmoderne ici ne veut rien dire, moins que les sillons que certains insectes creusent dans les branches pourries, les branches mortes.»

Pour entrer dans ces tableaux, Laurent Cennamo laisse surgir les images. Loin de l’exercice descriptif, il sonde leurs profondeurs, à l’écoute de ce qu’elles éveillent en lui de violence, de joie, de tristesse, de souvenirs. Mondes minéral et végétal, roche, forêt, feu, pourrissement de la terre, momies égyptiennes, onguents, animaux, chiffons, broussailles, continents, astres, rouille, bennes métalliques, visages… Des motifs apparaissent, d’abord simples mots explorés en quelques touches, qui reviennent ensuite plus loin dans la texture de cette prose poétique, développés encore, creusés, liés à d’autres motifs. Le tout tisse peu à peu un riche réseau d’images, comme une nasse qui permettrait d’approcher un peu le cœur même de cette peinture, et du lien à son père. Peu de verbes conjugués, peu de mouvement ou d’action dans ces brefs paragraphes: les idées s’agrègent au fil d’appositions faites de tirets et parenthèses, qui confèrent au texte un rythme doux, une musique très pudique.

«Peindre: effleurer des lèvres, dans la nuit, chuchoter à l’oreille des fantômes.» L’auteur convoque également des souvenirs d’enfance, les siens et ceux de son père, en Italie; il cite Gustave Roud et Philippe Jaccottet, Tolstoï ou Zola, mais aussi les vers italiens de Giuseppe Ungaretti et d’Umberto Saba. La mort est présente, le seuil, et la fragile condition humaine. «Draps tachés de sueur (ombres géantes – ou grands nuages – contre la paroi du fond de la caverne, bougeant à peine). Le primitif, le préhistorique. Reflets rougeâtres. L’homme, ici: réduit à presque rien – minuscule animal tremblant de peur, bourré de larmes, assis dans le fond humide et sombre, anéanti.» Mais cette présence de la peinture à la douleur, à la fin, n’empêche ni la lumière ni l’élan. Et à travers les émotions que ces toiles suscitent en lui, c’est aussi de son père que parle Laurent Cennamo, et de leur lien. Ainsi s’esquisse en filigrane le portrait de cet homme réservé arrivé d’Italie. C’est sans doute grâce à son art qu’il a pu «tenir», écrit le fils, «traverser quarante années de Migros – ce vrai ‘fleuve des enfers’ – en ressortir vivant, encore jeune (plus jeune encore, si c’est possible, plus frais, frétillant)». En offrant ses mots à ce territoire immense qu’a créé son père, l’auteur lui rend un bouleversant hommage.

 

LAURENT CENNAMO, PIERRES QUE LA MER A CONSUMEES, ED. SAMIZDAT, 2013.

Ce recueil a reçu le Prix Terra Nova de la Fondation Schiller en 2014.

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