Cœurs en fil de fer

Tête-bêche dans le même volume paraissent Muscles et La Maison, deux récits de Julien Burri marqués par une langue sobre et traversés par un même «tu» – autre manière de dire «je» et adresse au lecteur. Poète et journaliste à L’Hebdo, le Lausannois publie avec cet opus à deux entrées son troisième roman après Beau à vomir et Poupée. Muscles est une exploration en courts chapitres de ce qui pousse un homme à sculpter son corps à l’extrême, tandis que l’autobiographique La Maison, sous-titré «morceaux», juxtapose les fragments d’une vie amoureuse jusqu’à la rupture. Deux «cœurs en fil de fer», fragiles et blessés, hantent deux univers bien distincts – à découvrir dans n’importe quel ordre –, reliés pourtant par la même écriture blanche.

«La Maison», celle de Jaël, est une grande bâtisse entourée de volières qui accueille le «tu» du récit. Le protagoniste arrive de nuit dans la voiture de Jaël qui lui dit, comme un présage: «L’homme est compliqué mais l’animal ne nous trahit jamais.» Des oiseaux, un grand chien, des arbres fruitiers... les jours s’étirent entre écriture et promenades dans cette solitude paisible, rythmée par les retours de l’amoureux qui travaille en ville, teintée d’inconfort quand vient l’hiver. Attentive aux sensations, aux corps, à la nature, la prose poétique de Julien Burri cisèle des fragments entrecoupés de silence et exprime la douleur par des phrases brèves, minimales. «Jaël te réveille pour te dire qu’il ne t’aime plus. Cette nuit, il dort dans son bureau. Seul dans la chambre à coucher, bouche ouverte, on dirait que tu as reçu un coup dans le ventre. La phrase est un bras métallique aiguisé.»

Le protagoniste de Muscles voudrait être un super-héros, Hulk gonflé aux protéines qui soulève des kilos de fonte. Sa mère, qui écrivait des poèmes, s’est suicidée quand il était enfant, son père est parti; adulte, il compense son sentiment de vide intérieur par l’image caricaturale d’une virilité bodybuildée. Il s’agit de se donner une forme, et une place au monde, de cultiver l’illusion du corps parfait grâce auquel «tu sais que tu existes». Mais «plus tu prends du volume, plus cela se creuse, s’évide du dedans». Il en perdra son identité, ne saura rendre sa femme heureuse et son cœur, petit muscle enfermé dans une cage thoracique disproportionnée, finira par lâcher («toi, étendu sur le sol – les cordons des fibres contractiles soudain dénoués – ton corps soudain dénoué –»). Distance et froideur s’allient ici avec la précision des idées et des images, dans une écriture griffée d’incises, sèche et sans pathos. Julien Burri trace au scalpel les contours de ce Narcisse écorché vif, décrivant ses gestes, ses actions, s’en tenant à la surface du miroir comme pour mieux signifier le vide existentiel. Glaçant.

Julien Burri, Muscles et La Maison, Ed. Bernard Campiche, 2014.

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