Goalie, irrésistible baratineur

SUISSE Comment un ex-junkie, perdant magnifique, tente de trouver ses marques après sa sortie de prison: écrit en dialecte bernois, le best-seller de Pedro Lenz paraît enfin en français.

 

Pedro Lenz est une star en Suisse alémanique, qu’il arpente depuis une dizaine d’années pour lire ses textes dans des tournées qui font salle comble, parfois accompagné d’un musicien. Auteur pour le théâtre et la radio, membre du collectif bilingue de spoken words Bern ist überall, il explore le registre de la slam poetry très populaire outre-Sarine. Cette dimension orale a précédé la publication de ses textes et reste au cœur de son écriture. Pourtant, c’est seulement à la suite d’un voyage en Ecosse qu’il s’est décidé à abandonner l’allemand pour le bernois, suivant en cela l’exemple des auteurs du cru qui revendiquent d’écrire dans leur langue quotidienne plutôt qu’en anglais standard. C’est ainsi en bärndütsch de Haute-Argovie qu’est paru Der Goalie bin ig («le gardien de but, c’est moi»), Prix Schiller 2011. Le roman a été adapté au théâtre et au cinéma – le film éponyme de Sabine Boss a raflé sept distinctions cette année aux Prix du cinéma suisse à Zurich – et est devenu un véritable best-seller en Suisse alémanique.

HISTOIRES INEPUISABLES

L’usage du dialecte n’est sans doute pas étranger à ce succès. Outre le fait qu’il renouvelle les formes littéraires, il est langue de l’enfance et du quotidien, langue orale et souple qui a touché les lecteurs en leur parlant directement. On imagine par ailleurs à quel point il doit coller au personnage de Goalie, l’attachant narrateur du livre, antihéros un peu naïf qui aime raconter des histoires. Après avoir été traduit notamment en écossais, en italien et... en allemand, l’ouvrage vient de paraître en français sous le titre Il faut quitter Schummertal! Daniel Rothenbühler et Nathalie Kehrli, relus par Ursula Gaillard et Isabelle Sbrissa, ont choisi de privilégier en français cette dimension orale afin de restituer la vitalité et la proximité du dialecte.

C’est donc Goalie qui parle, dont le ton familier nous entraîne d’emblée à sa suite, séduits, amusés, intrigués. Ex-junkie qui ne touche (pour l’instant) plus à la drogue mais qui a la descente facile, il vient de sortir de prison où il s’est retrouvé à la suite d’une absurde entourloupe, et est de retour dans son bled natal de Schummertal – lieu fictif derrière lequel on devine Langenthal, où a vécu Pedro Lenz. «[U]ne bise à décorner les bœufs. Schummertal. Novembre. Et moi, le cœur lourd comme un vieux torchon mouillé. Je vais donc au Central, prendre un café pomme. J’avais déjà claqué le fric que j’avais reçu en sortant de taule, j’sais pas comment. Donc ce soir-là, pas un rond, mais une terrible envie de café pomme, de compagnie et de bruits de voix.» Regula, la jolie serveuse, accepte de lui avancer cinquante francs et soudain, ce soir-là, il la voit différemment et en tombe amoureux.

Dans la petite ville grise et banale, il va de bistro en bistro, déniche un job, retrouve ses copains, tente de reconstruire sa vie sans replonger – son ami Ueli l’afflige, tant il est physiquement mal en point. Rencontres, discussions, anecdotes et réflexions s’enchaînent, rapportées par sa voix intarissable qui résonne d’une mélancolie un rien désabusée, où se mêlent humour et autodérision. C’est avec générosité, dans un flot de paroles qui compense ses béances et cache sa fragilité, qu’il partage toutes ses petites histoires, celles qui forment la trame de sa vie et qui l’intéressent davantage que «la grande histoire cohérente avec un début, un milieu et une fin et tout le tralala».

Quand Regula vient se réfugier chez lui après une dispute avec son compagnon, il lui propose une escapade en Espagne dans la maison mystérieusement héritée par Stoferli, autre paumé as de la débrouille. Au terme de leur séjour, il ne parviendra pourtant pas à sceller leur rapprochement. Alors qu’il lui a beaucoup parlé de lui pour qu’elle apprenne à le connaître, elle finit par le trouver «baratineur» et lui reprochera de ne pas l’écouter «et surtout, de ne jamais parler vraiment de moi, non, mais de toujours raconter des histoires». Mais ses histoires, c’est lui, tente-t-il de lui faire comprendre dans une savoureuse conversation rapportée en discours indirect, qui finit plutôt mal. «Je ne peux pas simplement les enlever comme j’enlève une chemise sale. Je raconte pas pour mon plaisir, je raconte pour comprendre. Si je ne pouvais pas raconter, je n’arriverais jamais à piger cette vie triste à pleurer.»

TRANQUILLE DEGRINGOLADE

Si Regula prend ses distances, nous sommes conquis par sa gouaille irrésistible, à la fois naïve et spontanée. Car Goalie est un gentil gars qui ne sait pas dire non et a tendance à se faire avoir. Un marginal qui fait de son mieux, attaché à certaines valeurs. Son surnom en est la preuve. Il le porte depuis le jour où il s’est prétendu gardien pour sauver de la baston le vrai, injustement accusé d’avoir fait perdre un match à l’équipe, s’offrant ainsi en sacrifice pour préserver le bouc émissaire. Une attitude de Don Quichotte, enfantine et brave, qui ne l’a pas quitté.

A Schummertal, son passé le rattrape et il découvre peu à peu qu’il a été trahi. Loin de chercher une quelconque revanche, il quitte la ville. Happy end? Pas vraiment. Plutôt une dégringolade sans drame, esquissée en quelques phrases qui en disent peu, de cet éternel ton pudique  où la distance et l’humour doux amer aident à ne pas pleurer. Pedro Lenz fait preuve d’un art consommé de la suggestion et, si la version française est un régal, on rêverait de lire les histoires de Goalie dans son dialecte truffé de jeux de mots et de sonorités, dont la poésie orale fait vibrer la corde des émotions aussi bien que le ferait une chanson.

 

Pedro Lenz, Faut quitter Schummertal!, tr. du bärndütsch par Daniel Rothenbühler et Nathalie Kehrli, Ed. d’en bas, 2014, 163 pp.

Lire le début du roman sur www.lecourrier.ch/auteursCH

Site de l’auteur: http://pedrolenz.ch

http://www.lecourrier.ch/121144/goalie_irresistible_baratineur