Terreur et sensualité

La trame du premier roman de Fabienne Bogádi est sombre: au départ de son père, Rose se retrouve seule avec une mère immature et glaciale, une «Poupée» mécanique futile et lunatique qui joue avec ses robes et ses produits de beauté. En déficit absolu d’amour, naïve et solitaire, Rose subira adolescente un viol collectif après avoir fait confiance à un très beau jeune homme. Adulte, retranchée dans sa bulle, elle coule des jours réglés entre son travail de comptable – les chiffres contre le chaos –, la marche au bord d’un océan venteux et la peinture, qui l’aide à exorciser les cauchemars et les obsessions qui la hantent depuis «les Loups». Mais ses peurs se heurtent peu à peu à un désir qui va croissant. Après quelques rendez-vous catastrophique pêchés sur un site de rencontres, une voix impérieuse surgit en elle, qu’elle surnomme l’Ombre: c’est la voix de sa colère et de sa révolte, bien décidée à ne plus jamais subir. Alors, pour survivre, Rose va se dédoubler: tandis qu’elle continue sa vie sage et recluse, l’Ombre, dans des passages en italiques, traque ses proies sur internet pour les soumettre à des scénarios de plus en plus violents.

Se contenter de ce résumé donnerait une image caricaturale du Corps déchiré. Car Fabienne Bogádi, journaliste économique et traductrice née en Valais de mère suisse et de père hongrois, ­insuffle de la poésie à cette intrigue soigneusement ciselée en bref chapitres, grâce à une écriture à la fois précise et flamboyante qui cerne au plus près les nuances et les contradictions de Rose. Elle apparaît forte et fragile, déchirée entre le désir et la terreur, l’amour et la haine, tout entière dans une quête d’harmonie qui prendra d’étranges chemins.

Celui de sa peinture d’abord, berceau d’un riche monde fantasmatique, celui de l’Ombre ensuite: au fil de ses rencontres, celle-ci peaufine son style, se vêtant avec soin et choisissant ses accessoires pour des mises en scène sophistiquées où entre une dimension artistique. Ainsi de ces dessins d’arabesques, au fouet d’abord puis plus finement au scalpel, sur les corps attachés. Si Fabienne Bogádi emprunte parfois à l’imagerie sadomasochiste, elle n’est ici qu’un décor comme un autre: pour l’Ombre, il ne s’agit pas d’un jeu codé mais de survie, de création et de nécessité, où la femme soumise et humiliée redevient maîtresse de sa vie et de son destin en gravant son empreinte sur des hommes effarés. Réduits à leur dimension animale, incarnations de pulsions obscures, ceux-ci sont des archétypes angoissants avec lesquels aucune relation affective n’est possible – le Chien, le Rat, l’Araignée, l’Ours, bestiaire rescapé d’une enfance fracassée. Y a–t-il une possible rédemption, une renaissance après les gouffres de la dissolution de soi? On aimerait y croire, et la fin du roman laisse passer quelques lueurs. Mais l’Ombre n’a pas dit son dernier mot.

Les peintures de Rose, son corps, ses vêtements, son monde intérieur, les objets, le paysage alentour: tout est matière, dans la langue riche et sensuelle de Fabienne Bogádi où abondent images, textures, couleurs, lumières et sensations. Et si l’on ne sort jamais du point de vue tordu et torturé de cette héroïne qui flirte avec la folie, celui-ci n’est pas simpliste ni oppressant: la finesse et la pudeur des descriptions lui confèrent sa profondeur, tout en esquissant un univers des plus ambigu, d’un noir symbolisme, entre terreur et attraction.

 

FABIENNE BOGADI, LE CORPS DECHIRE, POSTFACE DE DORIS JAKUBEC, ED. OLIVIER MORATTEL, 2014, 337 PP.

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